À partir du français

Le français dans un contexte (principalement) francophone

(Journée internationale de la Francophonie 2020)

À Evans Kokroko

Contrairement à ce qu’on inclinerait à croire, un contexte n’est jamais donné, ni d’avance, ni après coup ; tout au plus pourra-t-on en identifier les traits, une fois le travail auquel il aura pu donner lieu, auquel il aura servi, aura été achevé, afin d’en tirer les conséquences, les leçons qui pourraient permettre d’instruire tel autre ou tout autre projet, ou faudra-t-il peut-être les examiner, lesdits traits, dans un souci de rectification ou/et d’amélioration par exemple.

Et, quoi qu’il en soit, les bordures d’un contexte, de tout contexte demeureront toujours imprécises, les frontières en seront nécessairement, comme c’est le cas pour (pratiquement) toute frontière, poreuses, et les contours n’en pourront qu’être flottants. Cependant, les difficultés consubstantielles à l’établissement du tracé d’un contexte, de tout contexte, nonobstant, un contexte– et il ne s’agit surtout pas, en tout cas pas ici, de ce qu’on appellerait un contexte naturel, qui n’obéirait qu’à ses seules lois internes, encore qu’il s’agisse d’une question qui mérite une réelle attention– imposera toujours la loi de sa nécessité, voire de son indispensabilité, malgré les imperfections qui en seraient, qui en sont même, constitutives, faute de quoi, aucun projet ne serait envisageable, aucune action ne serait possible. Et ce n’est pas parce qu’un contexte n’est jamais donné, ni d’avance, malgré les plans les plus sophistiqués, ni après coup, malgré les analyses effectuées a posteriori dont la pertinence pourra toujours être frappée de suspicion, ce n’est pas non plus parce que tout contexte se spécifie d’être plus ou moins insaisissable, qu’il n’y en a pas. Au chercheur, au spécialiste donc de tenter de produire, à partir des données observables disponibles ayant été soumises à des vérifications extrêmement minutieuses et surtout en recourant à ces armes précieuses de la méthode expérimentale que sont la formulation d’hypothèses et la validation des interprétations déduites par le truchement du calcul réalisé sur la base des hypothèses en question, des contextes opératoires ou des quasi-contextes. Ce n’est pas tout à fait l’idéal, mais c’est bien mieux que de se contenter d’approximations, bien mieux que de privilégier le n’importe quoi, bien mieux que de se résigner au rien du tout.

Mais il est plus que temps de commencer : un contexte principalement francophone et même, s’il y en a, un contexte francophone, c’est, disons pour simplifier, un corpus, un territoire, un espace, une temporalité, des rythmes forcément pluriels tous et que l’on peut reconnaître à ceci que le français– le français (dit) standard, le français normatif, le français institutionnel, surmoïque- y est, de même que d’autres « types » de français et d’autres langues aussi d’ailleurs, présent aussi bien qu’absent à la fois. Tout s’y joue donc à partir du français : tout se joue sur la base du français, en commençant avec ou par le français, mais tout peut, pourrait aussi se jouer à partir, au partir (comme on disait encore jusqu’au 16e siècle) du français, c’est-à-dire en abandonnant, en quittant le français, en en prenant congé, et ce peut-être même définitivement, en s’en éloignant, en s’en allant, pour bien des raisons dans l’un et l’autre cas.

A partir du français renvoie à la fois à un commencement avec la langue, à un séjour au sein de la langue, à un commencement comme point de départ, sans même qu’on en ait conscience ou connaissance, et à un point de départ en tant que point de rupture, de départ. L’expression a et le sens d’un commencement et celui d’une fin ; elle renvoie à une présence aussi bien qu’à une absence, à une forme de vie et à une sorte de mort en même temps, quoique pas sur tout le corpus, sur tout le territoire à la fois , et un contexte francophone ou même principalement francophone, sinon partiellement francophone, voire non francophone sera donc pour tout francophone, qu’il soit français ou non et ne maîtrisât-il que très médiocrement le français, un espace de vie et de mort en même temps, et il n’en peut être autrement, vu que, pour tout francophone, s’agît- il d’un bien pitoyable francophone, tout, même dans un contexte non francophone, en tout cas assurément dans un contexte qui ne serait que très peu francophone, se fait et ne peut se faire qu’à partir du français, soit qu’il choisisse d’améliorer sa connaissance du français, soit qu’il se tourne vers une langue autre que le français, pour se maintenir en vie socialement, pour ne pas se condamner à une mort ou à isolement toujours sur le plan social

Toutefois, ce n’est pas de cela dont il s’agit ; ce dont il est question, c’est d’un choix, d’un double choix au moins, indépendamment du fait qu’on soit, ou non, né, comme on dit, dans la langue française, qu’on ait été élevé ou non en français, dans un milieu francophone, ou encore en France, et c’est d’abord, ce peut d’abord être le choix de s’enfermer dans la langue, ici le français, reçue, intériorisée le plus naturellement du monde, aimée, adorée, parce que l’on a la naïveté de croire qu’en dépend son identité et qu’on s’y sent chez soi, oublieux du fait que cette langue n’est pas la sienne à soi, ni celle de la mère, quoiqu’on la dise maternelle, ni même celle de son père à soi , mais celle du Père en tant que représentant du Surmoi, de l’Autorité, et dans la méconnaissance la plus totale donc de ce que représente cette langue, ce français qui est celui de l’institution, du Pouvoir, de l’idéologie étatique donc, voire de l’autoritarisme, sinon de la dictature. Cet amour de la langue, qui se peut justifier d’une sensibilité toute spéciale à son endroit, au corps de la langue, encore que pas qu’au corps de ce qu’on appelle sa langue, ici le français, n’est pas moins dangereux que l’attitude plus haut décrite, qui pourtant ne relève que de l’ignorance pure et simple, quand il embrasse, cet amour, la voie du fétichisme, et l’envers en peut être un certain détachement, une certaine distanciation par rapport au français, une volonté de ne plus tout considérer uniquement à partir du français, de ce qu’on nomme ainsi (avec le–seul ?– français, au sein du –seul ?–français), ou même de ne plus rien considérer à partir du français– ce qui n’importe comment serait rigoureusement impossible, en tout cas quasi impossible–, en raison du sentiment d’aliénation découlant de la conscience de n’avoir pas de langue à soi, de parler , d’écrire, mais d’abord de penser comme les autres, comme tout le monde, comme personne, qu’accompagne, qu’accompagnerait fort heureusement un désir de tout ou presque tout considérer à partir du français ( au sens de avec, de sur la base de, de au sein de) et également à partir du français, au partir du français, en s’éloignant du français ; pas totalement, jamais totalement, car il faut bien un avec pour qu’un sans soit possible, il faut être ou avoir toujours été proche de français pour s’en toujours pouvoir détourner : à partir du français selon un double moment perpétuel jusqu’à la fin, aussi longtemps que dure la vie et peut-être au-delà de la mort.

Et ce n’est pas tout ; il y a mieux, il y a bien mieux encore, car ce double mouvement qui peut avoir l’air d’un jeu n’en est surtout pas un, sauf au sens mallarméen peut-être. Ce double, cet au moins double mouvement qui se peut déployer, à condition que ce soit (ici) à partir du français, mais à partir de n’importe quelle autre langue aussi, représente une chance considérable pour tout sujet humain, pour toute collectivité humaine donc, et pour le monde. Surtout que cette double position –cette double posture, cette double attitude–, en apparence contradictoire et dont le plus souvent on ne soupçonne même le fait, la réalité, est, au fond, « la chose du monde la mieux répandue » : c’est ce que fait tout le monde, dans toutes les langues du monde, mais sans que personne, sauf exception, ne s’en rende même compte. Tout le monde est toujours en train de s’attacher à une langue, s’il y en a qui soit une, et de s’en détacher en donnant libre cours à sa volonté de créativité, à sa passion même pour la langue en question, ici le français ; tout le monde est toujours en train d’adhérer à une langue, la sienne, comme on dit, d’en disséminer et perpétuer les formes et est toujours à partir (comme on dit couramment et plutôt maladroitement pour signifier le fait d’être en train de partir de, de s’éloigner de, de quitter, d’abandonner) de cette langue, sans en rien savoir la plupart du temps, quoique pas toujours forcément. En effet, à force de se passionner pour une langue, pour ce qu’on croit n’être qu’une langue et que l’on tient pour la sienne, comme si on se l’était, de quelque manière, appropriée, on l’étudie davantage, on la travaille, on la cultive de plus en plus et, probablement, de mieux en mieux aussi, on la connaît, on finit bien par la connaître de manière de plus en plus approfondie, et on comprend et constate que ce qu’on appelle UNE LANGUE, ça n’existe pas, ne peut pas exister, et que toute langue est toujours faite de plusieurs langues à la source desquelles elle s’abreuve, s’alimente et qu’elle nourrit et enrichit en retour ; cela seul devrait suffire à ruiner toutes les sottes prétentions de tout nationalisme linguistique et à ouvrir la voie à une coopération (au sens étymologique) entre les langues et, de ce fait, à l’harmonie, à un début d’harmonie en tout cas entre les nations. Cela seul devrait suffire à faire comprendre à tous que la langue qu’ils parlent n’est pas leur langue, mais celle de la tradition, de l’Ecole, de l’Eglise aussi parfois, de l’Etat et inciter chacun à vouloir forger, à vouloir inventer sa langue à lui, à elle, sans rien renier de ce qui revient au passé de la langue, à partir de la langue, ici à partir du français.

Pour peu que l’on considère l’histoire de ce qu’il est convenu d’appeler la langue française, on verra que dès , si l’on peut dire, les origines, dès Les Serments de Strasbourg ( en 842) déjà , le français , ce n’est pas que du français  et on a vite fait de le vérifier en essayant de lire le texte des Serments; on constatera que L’Ordonnance ( ou l’Edit) de Villers-Cotterêts (en 1539) qui fait mention d’actes notariés rédigés et d’arrêts qui devront être « prononcez, enregistrez et délivrez aux parties en langaige maternel français» reconnaît déjà qu’il n’y a jamais que LE français, le français de la Cour par exemple, mais toujours des français, des langaiges maternels français, vu que tout le monde n’a pas (n’avait pas) le même langage maternel français ; on relèvera que, dans sa Deffence, et Illustration de la Langue Francoyse (de 1549), Joachim Du Bellay recommande pour défendre et rendre illustre la langue française l’imitation du sonnet toscan. Il semblerait que, dès les commencements, on ait toujours su, en France et dans la langue (dite) française, que la langue, voire toute langue, c’est toujours, comme Jacques Derrida le dira des siècles plus tard en parlant de la déconstruction, « plus d’une langue » et que toute langue n’évolue, n’avance, ne stagne pas que grâce au travail de la langue, sur la langue, grâce d’abord au travail, au labeur de ces travailleurs des langues que sont les poètes, les écrivains. Le français, l’histoire du français si l’on préfère, aurait sur ce point, pourvu qu’on veuille bien comprendre que la pratique de la langue est synonyme de travail et que le travail est synonyme d’étude, beaucoup à offrir, et toute l’histoire du français de Joachim Du Bellay, voire de Chrétien de Troyes déjà, à Céline et Philippe Sollers, en passant par Racine, Molière, Mallarmé et Proust, pour ne mentionner qu’eux, en fournit merveilleusement le témoignage : à partir du français. Sans doute est- ce vrai pour d’autres langues aussi, mais c’est surtout à partir du français et avec Mallarmé qui, l’un des premiers, sinon le premier au monde, avait compris que la tâche du poète, de l’écrivain consiste à « céde(r) l’initiative aux mots (qui), par le heurt de leur inégalité mobilisés, (deviennent) comme étrangers à eux- mêmes » ; avec bien d’autresaussi, surtout depuis la deuxième moitié du 20e siècle, et il n’y a pas que les poètes et les écrivains, il y a aussi, ces autres travailleurs des langues que sont les philosophes, les grammairiens, les linguistes, les professeurs et, même, des psychanalystes.

Toutefois , il le faut bien reconnaître, ce sont surtout les poètes et les écrivains qui rendent attentifs à cette nécessité de travailler les langues en les bouleversant, en les ruinant tout en les conservant, qui permettent de deviner que c’est grâce à ce travail, produit à la jointure du passé et du présent, de l’orthodoxie et de sa négation, de ce point de départ, en tant que commencement qui s’appuie sur le passé, non moins que de ce point de départ, en tant qu’éloignement tout tourné vers l’avenir, à partir du français, que la liberté, que la libre disposition de soi promet de n’être pas qu’une chimère, mais une réalité accessible, grâce au travail de la langue, sur la langue, contre la langue, à partir du français (avec et sans le français EN MÊME TEMPS), pour tous, la liberté de chacun et de tous, condition indispensable, dans la mesure où elle suppose, cette condition, celle de la libre disposition de soi pour tous, le refus inlassable de tout dogme, la négation toujours active de toute idéologie, sans lesquels triomphe la guerre éternelle de tous contre tous, à la paix sur la Terre entre tous, à partir de la pacification des langues qui est pacification des esprits, des âmes : à partir du français.