Il est décidément navrant de voir notre institution encore une fois secouée par des débats qui encore et toujours laissent de côté l’essentiel. On dispute effectifs, groupes de niveau, soutien, toutes choses qui certes importent mais sont à proprement parler secondaires en ce qu’elles n’importent qu’à condition de contenus pertinents et efficacement transmis. Gageons en effet qu’« enseigné » selon les canons des INSPÉs, le français ne serait pas, au prix de dix ou douze heures par semaines, mieux maîtrisé qu’avec l’horaire actuel.
Le problème majeur, que ne traitent ni les syndicats, ni les médias, ni les parlementaires, ni a fortiori le ministère, lequel au contraire en a confirmé la doxa, est celui de l’« approche par compétences », que la loi Fillon de sinistre mémoire grava dans le marbre en 2005. L’approche par compétences, recommandée, rappelons-le, par de très philanthropiques instances telles que l’European Round Table ou l’OCDE, est une sorte de croisement entre behaviorisme et constructivisme. D’un côté l’élève doit construire son savoir, de l’autre ce savoir doit consister en un agir que suscite un stimulus. Non seulement on évitera de lui expliquer, par exemple, une règle, mais il ne s’agit même pas qu’il la découvre et la formule par lui-même : il doit l’observer sans le savoir. L’approche par compétences n’est ni plus ni moins que la négation du cours, le refus de la leçon.
De là vient donc qu’à l’école primaire, des activités de groupe ont remplacé la leçon du maître à la classe. De là vient que le professeur d’allemand ne doit plus nommer les cas, ni celui de mathématiques certaines transformations. De là vient que le professeur d’éducation musicale ne doit plus faire écrire ses élèves, lesquels d’ailleurs n’ont désormais plus de tables. Inde irae et lacrimae, dirait Juvénal. Or si monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, ce n’était pas le cas de Molière. Faute de faire retour sur ce qu’il apprend et de le conceptualiser, l’élève n’est pas en mesure non plus de le convoquer, de le critiquer, de le reconstruire à sa guise : l’approche par compétences, profondément aliénante, est une sorte de taylorisme éducatif. Il est d’ailleurs curieux de voir tant de collègues se lamenter sur le manque d’autonomie de leurs élèves, alors que là n’est ni le but ni la raison d’être des méthodes qu’ils pratiquent.
Notre discipline, reconnaissons-le, en français du moins, n’est pas la plus maltraitée. On est revenu, dans les programmes du moins, du temps où, au lieu d’étudier les tragédies de Corneille et de Racine, il fallait « apprendre à lire une tragédie classique », meilleur moyen de passer à côté de ce que chacune d’elle dit d’irréductiblement singulier à et du lecteur. Et on enseigne aux élèves, par exemple, les valeurs et les emplois de l’indicatif ou du subjonctif. Mais la pratique toujours prescrite dans les INSPÉs de la séquence didactique est un succédané de l’approche par compétences en ce qu’elle se borne à faire reconnaître au gré des rencontres, sans les systématiser, les notions grammaticales. Et tant qu’on n’aura pas compris que c’est de leçons spécifiques de grammaire, de vocabulaire, d’orthographe que l’élève a besoin pour saisir et s’approprier le système de la langue, on continuera à disputer pour rien, à gaspiller des heures et surtout à gâcher des esprits.