De profundis

On a trop simplement tendance à croire que le remède aux maux dont l’Éducation nationale est depuis longtemps accablée serait à injecter en l’Hôtel de Rochechouart, qu’il suffirait alors de quelques ordres pour que les larbins changent leur fusil d’épaule. Rien n’est moins vrai et nous tenons ici qu’un ministre qu’animeraient le bon sens, l’intérêt des élèves, l’amour du savoir, la conscience du patrimoine ne serait pas obéi par son administration.

Il en fut ainsi en 2009, après qu’eurent été publiés les programmes de français pour le collège, auxquels notre association avait contribué et dont elle se félicitait. Les hiérarques inamovibles de ce que nous pourrions appeler l’Éducation nationale profonde s’employèrent à en miner l’application. Dans telle académie, les IPR expliquaient aux professeurs qu’ils ne devaient pas comprendre ce que leur rédaction maladroite semblait dire et que la grammaire, l’orthographe, le vocabulaire ne devaient en aucun cas faire l’objet de leçons spécifiques, personne au ministère n’étant assez dément pour remettre en cause la sacro-sainte séquence didactique. Dans telle autre, plus francs, ils affirmaient que les programmes nationaux seraient de toute manière bientôt de nul effet, que prévalait désormais le Cadre européen commun de référence pour les langues, lequel nous protégeait, Dieu merci ! de la réaction éducative. Depuis lors, les choses n’ont qu’empiré : les commissionnaires du choc des savoirs ne nous ont-ils pas prévenus que nos propositions devraient être « euro-compatibles » ? Ces gens, qui invoquent de prétendues sciences et ne sont que des doctrinaires, qui se disent démocrates, mais relaient depuis quarante ans les conceptions inspirées et promues par l’European Round Table, n’ont en vérité, qu’ils murmurent ou hululent, nul scrupule à dénier la légitimité républicaine — ministres fanatiques d’une technocratie devenue transcendante. Or ils ne pensent pas ainsi par respect de la hiérarchie, mais par ce que Durkheim appelle le « conformisme logique », parce que c’est l’idéologie de la caste à laquelle ils appartiennent ou se figurent appartenir. On ne se représente pas combien, convaincus d’être les dépositaires du Vrai et du Bien, ils jugent au mieux incongrues, au pis sacrilèges nos analyses et nos préconisations.

Mais ils ne sont pas les seuls gardiens du temple. Tout un écosystème d’associations parasites grouille sur le corps malade de l’Éducation nationale, vivant et prospérant de ce que les activités pédagogiques ont supplanté les cours et le catéchisme « citoyen » la transmission des savoirs. Outre les ateliers d’écriture, stages d’éloquence et séminaires d’expression corporelle, dont on se demande s’ils sont vraiment une priorité pour des élèves qui ne savent ni construire une phrase ni si l’Antiquité eut lieu avant ou après le Moyen Âge, l’école est aujourd’hui le réceptacle d’un déluge de formations aux pratiques collaboratives et inclusives, d’actions contre le harcèlement et la drague maladroite, contre le racisme, le sexisme et les stéréotypes de genre, contre l’homophobie, la transphobie et la grossophobie, de sensibilisations à l’urgence climatique, aux repentances diverses et aux méfaits de la drogue… N’en jetez plus, la cour est pleine, et de même l’emploi du temps des élèves !

Entendons-nous bien, il ne s’agit pas ici de méjuger les causes au service desquelles on exhorte élèves et professeurs à s’engager — nouvelle vedette et nouveau poncif des éléments de langage et du Bulletin officiels (« semaine de l’engagement », labellisation « classes engagées »…) — mais de se demander si l’école laïque est tout a fait l’endroit approprié à ces prêches — la réponse étant selon nous dans la question. Il s’agit aussi de constater que l’idéologie du refus d’instruire a pour elle un système, d’autant plus engagé à la défendre qu’elle en dépend, d’autant mieux défendu lui-même qu’il bénéficie des réflexes pavloviens de certains qui, prompts à dénoncer une intolérable atteinte au service public dès lors qu’on interroge la légitimité d’une dépense, s’en sont faits les « idiots utiles ». Or il s’agit bien d’argent public et d’heures de cours, qu’on distrait de l’enseignement des élèves au profit qui plus est d’intervenants qui ne sont ni des philanthropes, ni des savants, mais bien souvent des militants, et les garants conscients ou inconscients d’un projet de désinstruction analysé depuis longtemps déjà par des penseurs tels que Jean-Claude Michéa ou Liliane Lurçat.

Aussi avons-nous tout lieu de craindre qu’il ne faudra pas moins qu’un Alcide pour remettre notre institution en condition de sa mission.