Motion de l’assemblée générale sur le nouveau socle commun

Le Conseil Supérieur des Programmes a rendu public, le 24 avril dernier, son projet de nouveau socle commun. Après en avoir pris connaissance, l’Association des Professeurs de Lettres, réunie en assemblée générale, a jugé que les critiques qu’elle avait exprimées à l’endroit du premier en 2006 valaient encore pour le second en 2025. Nous laissons à nos lecteurs le soin de retrouver dans celui-ci les citations de celui-là.

Paris, le samedi 28 juin 2025

Motion de l’assemblée générale sur la mise en place du socle commun

L’APL a examiné avec attention les Recommandations du Haut Conseil de l’Éducation pour le socle commun rendues publiques le 23 mars 2006, le Projet de décret relatif au socle commun présenté par le ministre le 10 mai 2006 et le discours qu’il a prononcé à cette occasion.

Si elle approuve la déclaration d’intention selon laquelle le socle commun se caractériserait par « une ambition de culture humaniste », l’APL s’étonne néanmoins de ce que celle-ci soit présentée comme une particularité (une anomalie ?) au sein de l’Union européenne, et craint qu’une telle affirmation n’implique la marginalisation de cette ambition qui constitue pourtant son fondement et sa raison d’être. Au reste, elle estime que la référence européenne ne doit pas servir de prétexte à une exténuation supplémentaire des contenus, puisque le principe de subsidiarité réaffirmé dans le Traité de Nice laisse à la France la liberté de maintenir (de restaurer) le caractère républicain et humaniste de son système éducatif.

En ce qui concerne l’enseignement du français, elle approuve évidemment l’idée que la maîtrise de la langue est une priorité et se réjouit de retrouver, terme pour terme, les mesures qu’elle a toujours préconisées : un enseignement « systématique » de la grammaire et de l’orthographe, par « des leçons distinctes de l’observation des textes », la pratique de la dictée et « la mémorisation et la récitation de textes littéraires ». De telles affirmations constituent le désaveu salutaire des orientations mises en œuvre par le ministère ces dernières décennies.

De même, elle note avec intérêt que le Haut Conseil de l’Éducation affirme la nécessité que l’élève, à la fin du collège, dispose « de repères historiques lui permettant d’identifier et de caractériser […] les grandes périodes de l’Histoire » et ait « une connaissance des œuvres artistiques majeures du patrimoine français, européen et mondial ». Il reste à savoir quelle sera la consistance réelle de ladite connaissance, comment ces objectifs se distribueront entre l’école primaire et le collège et s’ils ne seront pas battus en brèche par des pratiques pédagogiques néfastes, ce que laisse redouter, par exemple, l’obsession du HCE pour l’interdisciplinarité.

En effet, à côté de ces déclarations, l’APL s’inquiète de certaines formulations. Elle s’étonne, par exemple, de voir figurer parmi les objectifs du socle commun, au titre de la « transmission de la culture humaniste », l’expression suivante : « être capable de lire » (et non « avoir lu ») « des œuvres intégrales, notamment classiques », comme si la fréquentation effective des grandes œuvres n’était pas indispensable à la constitution d’une culture et de l’aptitude à en lire d’autres.

Surtout, et de façon générale, elle s’alarme de lire, dans le discours du ministre, que le socle commun « doit être pensé en termes de compétences ». Cette notion, issue des sciences de l’éducation, est définie par le projet de décret et conformément au cadre européen de référence « comme une combinaison de connaissances fondamentales pour notre temps et de capacité à les mettre en œuvre dans des situations concrètes, mais aussi d’attitudes ». L’APL y voit la subordination de la transmission des connaissances à leur utilité pratique, à une appréciation arbitraire et infirme des besoins de « notre temps », à des savoir-faire qui ne seraient, au mieux, que des manipulations intellectuelles ou techniques sans réflexion, au pire que des « attitudes », c’est-à-dire un formatage du comportement social. Elle relève à cet égard l’importance accordée aux « compétences sociales et civiques », traitées à part, alors qu’en démocratie elles ne peuvent découler que des lumières acquises par l’étude des disciplines.

C’est pourquoi l’APL dénonce le risque de dilution des contenus, nécessairement disciplinaires, dans une démarche transdisciplinaire, délétère à ce niveau. Elle s’inquiète par exemple que « la maîtrise de la langue » puisse être « du ressort de toutes les disciplines » et non du seul « français ». Elle condamne le principe de « manuels interdisciplinaires », inutiles s’ils répètent ce que disent les manuels disciplinaires, dangereux s’ils tendent à se substituer à ces manuels, comme de vastes et creuses synthèses qui se substitueraient à une patiente, méthodique et formatrice étude des contenus. Elle s’alarme également des conséquences désastreuses qu’induirait cette définition de l’enseignement en fonction de compétences et non plus de disciplines sur la formation des professeurs et, à terme, sur le niveau intellectuel et culturel de la nation.

L’APL observe également que, si d’une part, est vertueusement affirmée la nécessité pour tous les élèves de maîtriser chaque éléments de ce socle, d’autre part on constate encore et toujours, dans le texte du HCE, qu’au nom des « différences dans le rythme d’apprentissage des élèves », différences évidemment indéniables, l’utilité des redoublements est encore une fois ignorée (c’est-à-dire niée) au profit des « classes à niveau multiples », c’est-à-dire du passage automatique, dont on sait l’effet désastreux qu’il a produit à l’échelon national (il ne sert de rien à cet égard de s’autoriser de l’exemple des classes rurales, situation très particulière où de tout temps on a su faire de nécessité vertu).

De fait, derrière les déclarations d’intentions, qui font la nouveauté de ces textes, l’APL observe donc la présence persistante des orientations qui ont fait depuis plusieurs décennies la preuve de leur nocivité. Le dossier de presse du 10 mai 2006 situe d’ailleurs explicitement le projet de décret dans une filiation qui passe, notamment, par la réforme Haby, le rapport Lesourne, le rapport Bourdieu-Gros, le rapport Thélot, le projet de décret se réclame explicitement de la loi d’orientation de 1989, tous textes dont l’APL en son temps avait vigoureusement combattu les orientations et qui tendaient à vider l’enseignement de son contenu.

Par conséquent, , tout en prenant acte de ces louables déclarations, selon lesquelles l’école est « lieu par excellence de la transmission de la connaissance et de la culture » comme le proclame le texte des « Recommandations », l’APL craint fort qu’elles ne servent en vérité de paravent à la radicalisation de la politique suivie depuis plusieurs décennies, laquelle a profondément accru l’inégalité d’accès au savoir et verrouillé les déterminismes sociaux au lieu de les défaire. Ce socle commun lui apparaît donc comme l’aboutissement d’une volonté obstinée d’en finir avec la culture et d’assujettir les citoyens à un ordre qui les dépasse.

Paris, le dimanche 17 juin 2006