Rapport moral 2025

(Adopté à l’unanimité lors de l’assemblée générale du 28 juin 2025).

Trois ministres se sont succédé rue de Grenelle depuis l’an dernier sans que ni l’agenda de l’institution ni les tensions qui la traversent semblent en avoir été affectés. Tout porterait à croire si l’on était mal-pensant, que n’importe l’hôte de Rochechouart, tout se joue quelque part entre les grandes orientations supranationales et les factions opposées prêtes à les appliquer avec plus ou moins de docilité. Aussi les deux questions majeures auxquelles l’APLettres s’est affrontée cette année sont-elles une fois encore celle d’un enseignement que dénature inexorablement l’approche par compétence et celle de la formation et du recrutement des enseignants (j’emploie le mot à dessein) – deux questions qui à vrai dire n’en sont qu’une, ce qu’on a coutume d’appeler la « professionnalisation » n’étant à tout prendre que l’approche par compétence appliquée à la formation de ceux qui auront à leur tour à l’infliger aux élèves.

Je n’entrerai pas ici dans la critique ni de l’approche par compétences, ni du processus de professionnalisation/masterisation du recrutement : le lieu n’est pas ici de répéter nos analyses, que synthétiseront d’ailleurs tout à l’heure les vœux que nous formulerons. Nous ne nous garderons pas cependant de souligner combien ce dont, avec quelques autres, nous nous en augurions il y a quinze et vingt ans n’a malheureusement pas laissé de s’accomplir. Et pour cause, du socle commun pour « l’avenir de l’école » à celui du « choc des savoirs », c’est le même programme qui s’applique, et ce programme n’est pas plus défini au ministère qu’au Parlement, il consiste dans les rapports et les préconisations de l’OCDE et de la Commission européenne, relais elles-mêmes des officines néo-libérales : l’ERT, Le Siècle, la Trilatérale… Ceux qui avaient lu le « programme de définition et de sélection des compétences clés » publié par l’OCDE en 1997 et ses rapports de 2001 et de 2004 intitulés « Enseignements et compétences », rapports qu’en leur temps Georgette Wachtel et Michel Serceau analysèrent dans le Bulletin de l’APL, ceux qui avaient lu le rapport de la Commission européenne de 1991 et son livre blanc de 1996, et d’autres textes parfois beaucoup plus anciens que Gérard de Sélys et Nico Hirtt avaient inscrits à leur Tableau noir en 1998, ceux-là savent la logique et constatent la continuité des mesures prises depuis cinquante ans à un rythme implacablement croissant. Seulement nos collègues, la plupart, se contentent des fables écrites à leur usage par les médias de grand chemin ou les syndicats à prébendes, quitte pour certains à se faire les idiots utiles de ce qu’ils prennent pour une pédagogie de la justice sociale et qui n’est que la table rase voulue pour son socle par l’ordre néo-libéral.

Nous avons, à l’Association des Professeurs de Lettres, toujours choisi d’aller à l’essentiel et de ne rien celer, parce que celer c’est trahir et se trahir. Aussi ne fûmes-nous pas surpris de la hâte mise à dégager dès 2015 les programmes hors programme de 2009 ni du refus en 2017 de modifier autrement qu’à la marge ceux de 2015, les programmes n’étant que la déclinaison, et le masque, d’orientations décidées ailleurs. Ceux du cycle 3 accouchés récemment par le CSP et ceux du cycle 4 encore en gestation n’échappent pas à la règle, ni à la recette désormais habituelle plaquant des ambitions coruscantes sur une impuissance organisée, la découverte de l’opéra camouflant avec constance l’ignorance de la grammaire.

Je ne voudrais pas pourtant qu’on trouvât là matière à désespérer. D’abord, notre action n’est pas vaine. Nous avons su parfois convaincre ou inspirer ceux qui voulaient bien user de ce qu’il nous reste de souveraineté dans le domaine de l’enseignement. Nous avons jusqu’à présent réussi à freiner une démolition qui sans nous et quelques autres serait déjà terminée, comme elle l’est dans d’autres pays occidentaux. Preuve en est, par exemple, l’amélioration des épreuves du CAPES. C’est qu’il importe que là où tant d’autres, par veulerie ou par incapacité, ont intégré un système de pensée pour ne diverger qu’en son sein, nous maintenions vive la matrice d’une critique radicale et fidèle au patrimoine dont nous sommes les dépositaires ; il importe que notre exemple incite ceux qui tiennent à ne pas lâcher et ce qui doutent des normes à oser les transgresser ; il importe enfin que nous préservions la possibilité d’une renaissance.

Alors, nous avons parlé. À cinq reprises en dix mois, le vice-président Fabre et moi-même avons été reçus en audience, auprès du recteur de l’académie de Paris, à la DGESCo, auprès du doyen du groupe des lettres, à Matignon. Nous avons donné des entretiens, Guillaume Olivier à Télérama, moi-même à Putsch et à l’AEF. Et il me semble que la hauteur de vue, la rigueur et la singularité de nos analyses font qu’on nous écoute un peu plus que d’autres. Peut-être aussi parce que, au fond de nos voix, il y a celles des auteurs, grecs, latins, français, francophones, que nous expliquons. À cet égard, cinquante études, ainsi que neuf volumes répartis dans les trois collections des Éditions de l’APLettres (« Études littéraires », « Études pédagogiques » et « Rapports »), sont désormais disponibles sur notre site, où notre dessein est de transférer à court terme toutes celles publiées depuis 2000 dans la revue papier de l’association.

Il est temps d’ailleurs de relancer les Études franco-anciennes, dont la parution est suspendue depuis quatre ans et devrait reprendre dans les prochains mois en format pdf. Elle se substituera à la Lettre de l’APLettres, qui la remplaçait provisoirement et dont elle conservera les rubriques (la chronique de Guy Talon, la chronique du Faussaire, que nourrissent les trouvailles de François Bourdil, la chronique cinéma, « De la salle au salon », tenue par Alain Vauchelle) ; à côté d’icelles, il conviendra donc, là où la lettre republiait ceux parus naguère dans la revue, de solliciter des articles originaux : appel est donc lancé aux bonnes volontés, pour contribuer, voire pour composer les futurs numéros. Il est temps aussi de rependre l’habitude d’organiser colloques et journées pédagogiques ; le Bureau a décidé d’en consacrer une à un sujet qui reste à arrêter, mais qui pourrait être l’étude en classe des textes des XVIIe et XVIIIe siècles.

On le voit, les projets ne manquent pas, ni la vie dans les veines de notre vieille dame. Elle a ses chevaliers servants, Arnaud Fabre, Hélène Solnica, Jean-Christophe Peton, Guillaume Olivier, que je remercie chaleureusement pour leur engagement. Elle a ses aïeux, dont nous relayons la voix ; c’est pourquoi je laisse conclure mon vaillant prédécesseur, le président Henri Guinard, qui nous a quittés le 27 septembre – c’était dans son éditorial du 27 décembre 2003 :

Il n’est pas de cause définitivement perdue, à plus forte raison quand il s’agit de servir l’homme. Au moment où l’avenir d’une École, construite par une République conquérante, paraît menacé, quand cent autres organisations, mille autres personnalités de notre pays se résignent et acquiescent à l’idée reçue selon laquelle le monde a tellement changé que l’homme ne peut être pensé que changeant et autre, l’Association des Professeurs de Lettres s’insurge : comment penser la démocratie en l’absence d’un référent unique et stable ? L’homme est ce « référent », quoi qu’il invente pour s’aliéner, pour se mutiler, pour se détruire, et se penser d’abord comme singulier, pire, comme individu, non comme personne, revient à l’abandon de soi devant toutes les puissances du monde avides de pouvoir.

L’A.P.L. a entrepris depuis longtemps de « témoigner » ; elle fait davantage en donnant corps à l’humanisme qui l’anime.

Romain Vignest