À Georgette Wachtel (2 mars 1936 – 16 juin 2022)

In memoriam

« Un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle » : la formule célèbre d’Amadou Hampâté Bâ ne saurait mieux s’appliquer qu’à Georgette Wachtel, tant elle était l’incarnation d’un humanisme qu’elle ne cessa de défendre et d’illustrer. Sur la basse continue et toujours entretenue des Anciens, en compagnie desquels elle vivait et dont son expérience nourrissait à son tour la lecture, sur celle aussi de la tradition juive, qu’elle explorait et qui l’éclairait peut-être d’autant mieux qu’elle ne pratiquait pas, s’harmoniant aux lettres françaises, qu’elle chérissait par-dessus tout et dont elle connaissait toutes les tonalités, les voix du monde se concertaient en elle sans y perdre chacune son timbre singulier. Elle tenait tout spécialement aux liens forts et souvent dédaignés de notre pays avec les peuples d’Europe centrale et orientale, tançant jusqu’en ses toutes dernières heures « la France vaniteuse qui se laisse admirer mais ignore ceux qui lui apportent » ; aussi s’était-elle investie de ce lien, que ses « pages européennes » notamment travaillaient, l’une après l’autre, à retisser, comme elle s’attachait à partager ces lettres d’Afrique qui fascinaient son esprit toujours sagace et, au plein sens du mot, compréhensif.

En-deçà même du savoir, et pour qu’il vaille, il y a la liberté, il y a le courage de ne rien tenir hors de la pensée, de ne pas se taire et de tout questionner, de tout passer à l’étrille d’une logique qui chez Georgette était implacable et retorse. Elle n’était pas de ceux pour qui l’expert a remplacé le prêtre et qui ne s’autorisent le monde qu’après imprimatur ; refusant aussi bien la tyrannie du maître que celle du troupeau, elle savait qu’il faut par préalable toujours défier l’ordre et refuser la doxa. La fille de déporté abhorrait la peur – la peur qui aliène, qui avilit, qui asservit. Elle n’aimait pas les passages trop bien cloutés, les chambres trop bien rangées, les pavés trop bien lustrés des sociétés qu’on transforme en enfers. Depuis quelque deux ans, elle redoutait l’avenir – et nous parlions d’Orwell. On la disait parfois éruptive : c’est que l’animait la passion tellurique de la Vérité – cette exigence du Vrai, où l’on entend crier la chair des opprimés.

L’esprit de fraternité l’unissait même au monde ; je me souviens de promenades dont nous nommions les arbres. Nous avions pris le pli de nous retrouver devant Saint-Médard, d’arpenter la Montagne après avoir dîné, et commenté nos mets, et de poursuivre tard notre conversation autour de quelque verre près de la Contrescarpe. J’aimais à lui soumettre quelque « cas » qui mobilisât son expérience et sa culture – car c’était des hommes que j’aimais le mieux à l’entendre parler. La veille même de sa mort, elle me parlait de Cécile, je l’interrogeais sur Valmont. J’avais bien des questions encore à lui poser.

Comme on a peine à croire que les monuments brûlent !

Romain Vignest