Enseigner la cité, non inculquer le « civisme » (rapport moral 2022).

La critique est la condition sine qua non de la vérité : sans liberté de critiquer, il n’est que dogmatisme, et le dogme, n’étant qu’une opinion imposée, est par nature faux. Souscrire à une pensée officielle en tant qu’elle est officielle, c’est non seulement abdiquer sa liberté de penser, c’est aussi consentir au faux.

Voilà un exorde bien général dira-t-on, mais il se trouve que ces derniers mois ont été marqués, dans l’Éducation nationale, par une recrudescence d’intimidations hiérarchiques contre ceux qui avaient eu le mauvais goût de ne pas penser comme il fallait et de le faire savoir. Ici, dans l’académie de Besançon, c’est l’un de nos amis qu’on suspend pour avoir déclaré, dans un message destiné à ses collègues, que l’Institution n’avait pas soutenu Samuel Paty. Là, dans l’académie de Strasbourg, c’est un IPR qu’on dépêche, à la demande de la femme du Président de la République qu’avait saisie une mère de famille mécontente des notes de son enfant, l’ayant sans doute connue quand elle enseignait en Alsace, c’est donc un IPR qu’on dépêche chez un professeur de lettres classiques, jusqu’alors couvert d’éloges mais qui s’était fait remarquer par sa critique en règle de la réforme du collège, et cet IPR est évidemment celui-là même dont il avait profané naguère l’évangile pédagogiste. Ici et là, ce sont des collègues qu’on réprimande pour avoir émis sur les réseaux sociaux l’idée, par exemple, que les mesures dites « sanitaires » prises depuis deux ans et demie par le gouvernement menaçaient les libertés publiques et individuelles.

À chaque fois, les réactions ont, à juste titre, souligné que ces propos n’avaient pas été tenus aux élèves ; mais, seul, cet argument semble laisser entendre que en cours le professeur serait tenu à un certain discours, que son cours devrait consister en un discours dicté par l’Institution. Or le concours dont le professeur est le lauréat n’est pas censé l’habiliter et le recruter comme diseur, mais comme auteur de son cours ; et c’est pourquoi ce concours doit avant toute chose attester de son savoir et de sa méthode. Au contraire de l’« enseignant » , que sa dénomination sous forme de participe présent réduit à n’être que le conducteur du courant institutionnel, le professeur nourrit son cours de son savoir et de sa réflexion – qu’il doit entretenir bien évidemment, c’est-à-dire toujours critiquer et toujours amender, pour un cours qu’il doit sans cesse réécrire.

On le voit, la mission du professeur a directement à voir avec l’approche scientifique elle-même, sa définition est épistémologique avant d’être pédagogique. Et la science ne se définit pas comme un contenu, mais comme une praxis, qui procède tout à la fois du doute méthodique, de l’esprit d’examen et de la méthode expérimentale ; elle est, comme l’a montré Bachelard, une erreur qu’on ne cesse de corriger ; elle consiste, pour reprendre les mots de Beckett, à chaque fois « rater encore », mais à chaque fois « rater mieux ». Le professeur ne délivre pas une vérité, qu’il cherche toujours en se gardant toujours de croire qu’il l’a trouvée, et transmet pour ce qu’il est un savoir en construction et les moyens de le construire ; il n’apprend pas quoi penser, mais à penser : la conclusion du cours ne lui appartient pas, elle appartient à chacun de ses élèves : c’est en cela, et en cela seulement, que réside le respect sacré des consciences. Et c’est là ce qui différencie un professeur d’un prêtre – ou d’un propagandiste.

D’année en année, on a demandé au professeur de se faire le prédicateur de la Trinité post-moderne : vie « saine », vivre-ensemble et développement durable. Lutte contre le racisme, lutte contre le sexisme, combat contre l’homophobie, mobilisation pour l’Ukraine et pour le climat (remarquons en passant ce sectionnement de la société inspiré des méthodes du marketing et d’ailleurs tout propre à affaiblir les luttes sociales) : l’enseignement, qui exige, comme tout ce qui ressortit à la pensée, le calme, la distance et ce qu’on pourrait appeler une certaine virginité d’esprit, l’enseignement est aujourd’hui sommé de s’astreindre à un effort de guerre sociétal et politique tous azimuts, effort auquel le ministre (ou le général ?) Pap Ndiaye ne laisse pas à son tour d’exhorter, qui annonce au Parisienvouloir intégrer aux programmes « les thématiques liées au réchauffement climatique » et tweete, à l’occasion de la Marche des fiertés LGBT+ : « L’Éducation nationale en première ligne pour la lutte contre les LGBT phobies. » Entendons-nous bien. N’importe que ces mots d’ordre soient justes ou non, leur vice insupportable est qu’ils sont des mots d’ordre : leur validité ne se déduit pas du savoir, ce sont des assertions a priori à l’appui desquelles on a convoqué des informations éparses et précaires. Or la mission du professeur est d’enseigner la cité, elle n’est pas d’inculquer le civisme.

Bien qu’elle ne se soit pas encore offerte au cauchemar orwellien de l’écriture inclusive, incrustation forcée d’une idéologie dans la grammaire même de la langue, notre discipline a aussi été contaminée par la nouvelle rhinocérite, non tant parce que les programmes manipuleraient la littérature (encore que la Halde eût naguère dénoncé la haine inter-générationnelle insidieusement distillée par l’Ode à Cassandre), mais parce qu’ils permettent de la manipuler, par exemple en privilégiant l’approche thématique, et parce qu’ils en neutralisent la puissance subversive en empêchant, par défaut d’histoire littéraire et d’analyse linéaire, cette éducation irremplaçable de l’esprit qui consiste à dépayser sa pensée dans celle d’un grand auteur qu’on comprend. Et pourtant la lecture des Lumières convaincra bien plus efficacement et plus solidement de l’inanité des thèses racistes que les centaines d’heures perdues en prêches forcément vains, puisque infondés et imposés. Le racisme ne doit pas être condamné, il doit être réfuté ; l’égale capacité intellectuelle des hommes et des femmes ne doit pas être assénée, elle doit être manifestée – et je crains que l’inscription par piété féministe de Marceline Desbordes-Valmore au programme de l’agrégation n’en soit pas l’épiphanie.

Aussi n’est-il pas très étonnant qu’à considérer cette conversion générale de l’école aux nouveaux catéchismes on se surprenne, certains soirs, à imaginer – mais en s’y refusant quand même car cela sent son complotisme – un pays où l’on aurait à ce point, depuis si longtemps et si méthodiquement dégradé la formation scientifique des professeurs afin de justifier leur mise sous tutelle, afin de dégénérer un enseignement émancipateur en une direction générale des consciences, tant il est vrai, comme le disait Platon, qu’un peuple qui n’honore pas ses maîtres (didaskaloi) est bon pour la tyrannie, tant il est vrai que c’est en la dignité du professeur que réside la possibilité d’une libre pensée, la possibilité du libre-arbitre.