À propos de la réforme annoncée du collège concernant le latin et le grec, contre un projet radicalement inacceptable parce qu’à la fois absurde, destructeur, mensonger.

On se tromperait si l’on ne voyait dans la réforme annoncée du collège qu’un épisode dans l’habituel combat qui se livre, depuis nombre de décennies, entre tenants de la tradition et champions du pédagogisme. Cette dimension est certes présente, avec en l’occurrence une avancée évidente des seconds, d’ailleurs combinée avec une volonté affichée de donner davantage d’autonomie aux établissements. Mais elle ne doit pas occulter, en tout cas pour ce qui se rapporte au latin et au grec et qui nous occupe ici, le caractère, là, radicalement inacceptable du projet auquel nous avons affaire, contre lequel il est ainsi du devoir de tous de se mobiliser.

Car l’examen de ce dernier révèle, sous le couvert d’un montage absurde, triplement comme on va le voir, un projet destructeur, et qui fait l’objet d’une défense mensongère.

I Un montage absurde

En son état actuel, le projet de réforme du collège remplace les options latin et grec par un montage compliqué formé d’un EPI, « enseignement pratique interdisciplinaire », doublé d’un « enseignement complémentaire à l’EPI », qui lui-même, du point de vue des allocations de moyens, serait à prélever sur la dotation horaire mise à la disposition des établissements pour le travail en groupes à effectifs réduits.

À celui qui prend connaissance d’un tel attelage, le bon sens ne peut qu’inspirer une première réaction de perplexité, qui s’accroît encore lorsqu’il remarque que le latin et le grec sont, parmi toutes les disciplines enseignées au collège, les seules à faire l’objet d’un tel traitement.

Or, cette perplexité n’est malheureusement que trop fondée. Un examen attentif révèle en effet que ce montage accumule les absurdités, trois d’entre elles apparaissant particulièrement flagrantes.

L’absurdité qu’il y a à prétendre enseigner une discipline dans le cadre, principalement, d’un « enseignement pratique interdisciplinaire »

La définition même de l’EPI selon le texte ministériel est celle d’une démarche combinant interdisciplinarité et travail par projet. Or, sous ces deux aspects, cette démarche s’appuie nécessairement sur une sélection des contenus dans les disciplines impliquées. Car, pour mettre en œuvre l’interdisciplinarité, elle devra privilégier des contenus particuliers d’une discipline pour les rapprocher avec des contenus d’une autre discipline. Et pour mettre en œuvre un travail par projet, elle devra privilégier des contenus d’une discipline sur un thème particulier. La double sélection qui sera ainsi opérée par la démarche de l’EPI ne peut qu’amener à une proposition fragmentaire des contenus disciplinaires alors que l’enseignement d’une discipline doit permettre l’acquisition progressive de l’ensemble des bases indispensables à une maîtrise minimale de la matière concernée. L’antinomie entre les exigences d’un enseignement disciplinaire et la démarche de l’EPI est donc bien radicale.

L’objectif affiché pour la mise en place des EPI, à savoir qu’« ils permettront aux élèves de comprendre le sens de leurs apprentissages en les croisant, en les contextualisant et en les utilisant pour réaliser des projets collectifs concrets », montre d’ailleurs bien que les EPI ne peuvent être le lieu principal de l’apprentissage des disciplines elles-mêmes, puisqu’il s’agit plutôt là de les mobiliser, ce qui suppose que pour une part au moins, elles aient déjà été acquises par ailleurs.

Ce qui vaut pour toutes les disciplines vaut nécessairement pour l’enseignement des langues et en particulier pour les langues anciennes. Pour le grec et le latin, l’antinomie apparaît d’autant plus flagrante si l’on veut atteindre l’objectif de rendre l’élève capable de lire et de comprendre les textes laissés en héritage par les Anciens à l’humanité. Comment ne verrait-on pas que cela appelle un enseignement structuré, rigoureux et persévérant ? La contradiction de ces exigences avec les limitations inhérentes à la démarche de l’EPI ne peut pas être plus flagrante.

L’absurdité qu’il y a à prétendre enseigner les disciplines du latin et du grec dans le cadre des EPI mérite d’autant plus d’être soulignée que dans la première version du projet ministériel – si l’on met à part l’enseignement prévu dans le cadre des cours de français, de portée nécessairement limitée car visant d’abord à mettre en valeur des proximités entre le latin ou le grec et le français – c’est sur les EPI que tout devait reposer, ce qui en dit long sur l’inspiration initiale du projet !

Certes, devant la montée des réactions, et à la suite de la déclaration de la Ministre en réponse à une interpellation lors de la séance des questions au gouvernement, une annonce correctrice a-t-elle été faite sous la forme de l’apparition pour le latin et pour le grec d’un « enseignement de complément aux enseignements pratiques interdisciplinaires ». Mais cela n’a fait qu’introduire une nouvelle absurdité.

L’absurdité du statut conféré à l’enseignement du latin et du grec d’« enseignement de complément aux EPI »

L’enseignement du latin et du grec en tant qu’« enseignement de complément aux EPI » apparaît condamné d’avance, non seulement à cause du nombre des heures allouées, en diminution (1 h en 5ème, 2 h en 4ème, 2 h en 3ème, qui seront d’ailleurs des horaires plafonds comme il sera indiqué plus loin), mais aussi en raison de l’absurdité du statut qu’on veut lui conférer. En effet, ce statut de « complément d’EPI » comporte une inversion qui manifeste l’incohérence du dispositif. Car selon les termes mêmes du projet ministériel, déjà cités, les EPI « permettront aux élèves de comprendre le sens des apprentissages en les croisant, en les contextualisant et en les utilisant pour réaliser des projets collectifs concrets ». Il y aurait déjà matière à s’interroger sur le réalisme de l’objectif ainsi affiché, mais en fonction de ce qui est dit en tout cas, ce sont les EPI qui sont censés compléter les enseignements, et non pas ces derniers qui pourraient compléter les EPI.

Assis sur un statut aussi incohérent que celui de compléments à un EPI, l’enseignement du latin et du grec est fragilisé à l’extrême. De cette fragilisation, une illustration flagrante n’a pas tardé à survenir, avec l’ajout d’une nouvelle absurdité que nous allons voir maintenant.

L’absurdité d’une mise en concurrence de l’enseignement des langues anciennes avec le travail en groupes à effectifs réduits

Voici en effet que, selon le projet rendu public par le Ministère juste après l’audience accordée aux associations – ainsi tenues dans l’ignorance trompeuse du vrai contenu de la réforme pendant qu’elles en discutaient avec le Ministère –, les horaires alloués à l’enseignement de complément aux EPI pour les langues anciennes seraient imputés, comme il est prescrit à l’article 7 du projet d’arrêté, sur la même dotation horaire que celle mise à la disposition des chefs d’établissement afin de favoriser le « travail en groupes à effectifs réduits ». Autrement dit, il serait demandé aux établissements d’arbitrer entre l’enseignement du latin et du grec, d’une part, et les enseignements en groupes à effectifs réduits, d’autre part.

L’incohérence est flagrante, car se trouvent ainsi mises en concurrence, d’un côté une méthode pédagogique, de l’autre une discipline particulière. La différence de nature entre ces deux objets suffit à rendre aberrant le choix proposé. Mais de plus, le renvoi de ce dernier au plan local pose problème, car cela ne manquerait pas de susciter au sein des établissements, confrontés ainsi à des choix intenables, de vives tensions, sur fond de débats mal posés entre un parti de l’égalitarisme et un parti de l’élitisme.

II Un projet destructeur

Fondé ainsi sur des bases absurdes, et dès lors inconsistantes, l’enseignement du latin et du grec, au collège et par suite au lycée, serait voué à une mort certaine. On peut être assuré que sous peu, plus un élève n’apprendrait vraiment le latin ni le grec avant l’accès à l’université. La brutalité et la gravité de cette rupture vis-à-vis d’une tradition multiséculaire de notre pays entraînerait l’assèchement des sources de notre culture, réservées dès lors à une minorité de plus en plus infime. Certes, des évolutions en ce sens avaient précédé, mais cette fois, un coup de grâce serait donné.

La tradition multiséculaire qui serait ainsi rompue n’est rien moins que celle de l’enseignement des humanités à l’école. Pour nous aider à percevoir tout le sens et toute la portée de celles-ci, on ne peut mieux faire que d’écouter ce que nous en dit l’académicien Marc Fumaroli : « Quand nous parlons d’humanités, nous parlons d’un dialogue fécond avec les meilleurs esprits de notre lointain passé, avec les meilleurs poètes, les meilleurs artistes, dialogue d’aujourd’hui qui a été précédé par une suite de dialogues dont les fruits ont été d’une étonnante diversité et nouveauté ; c’est une fécondation passionnante et surprenante de génération en génération qu’il faut faire découvrir et intérioriser. » (Entretien dans Le Figaro du 1er avril 2015).

Précisons-bien ici que la connaissance, et donc l’enseignement, des langues elles-mêmes sont essentiels y compris dans cette perspective très large, et non pas selon le seul point de vue de l’appui utilement apporté à l’apprentissage du français par celui des langues dont il est largement issu. En effet, il est évident que c’est par la voie de leurs écrits parvenus jusqu’à nous que nous pouvons connaître la pensée des grands auteurs antiques. Et comment le faire pleinement sans connaître leur langue ? Pensée et langage sont indissociables. Si par malheur la connaissance de la langue devait être réservée à une infime minorité, c’est du même coup à une infime minorité que serait réservée la possibilité de trouver véritablement le contact avec ces écrits par lesquels parvient jusqu’à nous l’écho de ces civilisations qui ont précédé et si largement influencé la nôtre.

À cet enjeu s’associe celui de permettre à tous les élèves qui le souhaitent de bénéficier de l’un des moyens les plus précieux dont on dispose pour contribuer à la formation générale de l’esprit, notamment à trois titres.

Le premier est celui de la formation de l’esprit critique. Ceci se relie d’ailleurs directement à l’importance, déjà évoquée, des contacts avec la pensée des grands auteurs antiques, car, comme l’ont souligné avec une convergence frappante des représentants éminents de disciplines pourtant très différentes, ces contacts « ouvrent l’esprit à la différence et à la ressemblance avec d’autres mondes que le nôtre » (Marc Fumaroli, loc.cit.), ou encore proposent des « pensées riches » émanant de « civilisations très différentes », offrant ainsi des « éléments de comparaison » (Laurent Lafforgue, audition par la commission d’enquête du Sénat). Le deuxième titre est celui du développement d’un esprit logique apporté par l’apprentissage de ces langues fortement structurées, cette contribution étant irremplaçable en particulier pour tous les élèves qui n’ont pas le goût ou la capacité de l’abstraction mathématique, autre grande voie d’apprentissage de la logique. Le troisième titre est celui de l’entraînement à l’effort intellectuel et à la persévérance dont l’apprentissage de ces disciplines exigeantes offre l’occasion aux élèves.

Mais alors, pourquoi donc priver de ces richesses ceux qui souhaitent y faire appel ? Pourquoi en priver notamment les élèves issus des milieux les moins favorisés et qui peuvent en avoir d’autant plus besoin, pour acquérir une bonne maîtrise de la langue française et même, pour les plus doués d’entre eux, pour atteindre à un niveau d’excellence dans la voie littéraire si telle doit être leur voie ?

Dans ces automutilations de notre pays, auxquelles rien n’oblige, à l’encontre de sa culture, à l’encontre de la formation des l’esprit de ses jeunes, quelle violence gratuite ! Quelle injustice ! Et quelle volonté destructrice !

III Une défense mensongère

Défendre un projet au montage aussi absurde, aux conséquences aussi néfastes est évidemment impossible raisonnablement, et la seule voie de défense qui puisse être tentée par ses promoteurs est celle de la négation des faits par la voie du mensonge. C’est bien ce mensonge que l’on voit à l’œuvre, fortement et unanimement dénoncé par toutes les associations de défense des langues anciennes. On pourra à ce sujet se reporter à leur communiqué commun, remarquable de clarté et de précision, publié le 15 avril 2015, à la suite des propos tenus par la ministre le 13 avril sur la chaîne BFMTV, sous le titre : « Najat Vallaud-Belkacem supprime le latin et le grec à l’insu de son plein gré ! ».

Invitant vraiment tous ceux qui douteraient, ce que l’on peut certes comprendre, de ce que la communication gouvernementale puisse atteindre un tel degré de tromperie, nous nous limiterons ici à commenter l’énoncé suivant qui, s’inscrivant dans les propos tenus par la ministre dans le cadre ci-dessus évoqué, nous offre un raccourci saisissant de sa défense mensongère : « Pour rentrer bien dans les détails, jusqu’à présent, l’option latin telle qu’elle existait permettait aux élèves de faire 2h de latin en 5ème, 3h en 4ème, 3h en 3ème. Demain, avec l’enseignement langues et cultures antiques, vous aurez 2h de latin en 5ème, 3h en 4ème, 3h en 3ème. Mais pour un plus grand nombre ».

La ministre espère emporter la conviction de ses auditeurs par la netteté de son affirmation. Mais le problème est que la réalité est tout autre ! En effet, les dotations horaires affichées dans le projet pour les enseignements dits de compléments d’EPI – seul cadre d’accueil possible, ainsi qu’on l’a vu, pour un enseignement du latin et du grec – sont, avec 1h en 5ème, 2h en 4ème, 2h en 3ème, très en-deçà des déclarations de la ministre. Or, de plus, ces dotations, il ne faut pas l’oublier, ne valent pas seulement pour le latin et pour le grec mais aussi pour les langues régionales. Or, de plus encore, ces chiffres affichés pour ces dotations allouées aux enseignements de compléments d’EPI le sont seulement en tant que maxima possibles, les volumes horaires réels étant ceux qui, dans la limite de ces maxima, découleraient de cet arbitrage absurde à opérer au niveau des établissements entre moyens alloués pour permettre les enseignements par petits groupes, et moyens alloués à l’enseignement des disciplines du latin et du grec. Encore faut-il enfin rappeler le handicap qu’introduit par-dessus tout l’absurdité du statut d’enseignement complémentaire d’EPI et qui, venant s’ajouter à ces réductions d’horaires qui font tomber en-deçà des seuils critiques pour un enseignement de matières exigeantes comme celles du latin et du grec, conduirait bien cet enseignement à une mort certaine.

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De la part du ministère de l’éducation nationale, dont la vocation est de promouvoir la culture comme de promouvoir les valeurs de l’objectivité et de la rigueur dans la conduite de la pensée, quelle responsabilité, si par malheur il devait persister jusqu’au bout dans son projet destructeur, et au prix d’une telle accumulation d’absurdités et de mensonges ! Et quel abaissement pour notre pays s’il devait se laisser abuser par les tromperies et amoindrir sous les coups de cette misérable entreprise !