Crise sanitaire ou crise scolaire ?

Les événements inédits et graves que notre pays a connus ces derniers mois doivent inviter à la réflexion et nous amener à tirer des leçons dans tous les domaines, y compris, peut-être même spécialement, dans celui de l’instruction publique. Ils nous interrogent en effet à la fois quant aux modalités d’enseignement et quant au niveau de connaissance de nos concitoyens, des journalistes, des politiques et peut-être même des médecins.

Le principe de « continuité pédagogique » a procédé d’un enseignement à distance par voie informatique, dont on a pu constater, ou plutôt vérifier les insuffisances. Si, quoiqu’en aient dit certains, les professeurs se sont admirablement acquittés de cette tâche nouvelle, une grande partie des élèves n’a pas suivi les travaux proposés. C’est le cas des plus faibles bien entendu, de ceux qui ne sont pas convenablement équipés ou dont le contexte familial n’est pas propice à l’étude, dont les familles ne veillent pas à ce qu’ils apprennent les leçons envoyées, fassent les exercices demandés et assistent, le cas échéant, aux classes virtuelles. Dans ces conditions, et légitimement, aucune évaluation réalisée pendant cette période n’a pu être prise en considération lors des conseils de classe, de sorte que le système éducatif s’est engagé dans un cercle vicieux, l’absence d’évaluation incitant les élèves, y compris des plus confortables et des plus doués, à ne pas travailler.

Outre ce problème majeur, le retour massif des élèves dans leurs établissements quand leur présence est à nouveau devenue obligatoire a montré que le lien physique entre élèves et professeurs étaient absolument irremplaçable, didactiquement bien sûr, mais aussi parce qu’il importe à l’acte transmission que les élèves se retrouvent dans le sanctuaire qu’est leur établissement, ou qu’à tout le moins ils perçoivent comme tel. À cet égard, il fut regrettable – et nous faisons crédit au ministre d’avoir souhaité, mais en vain, qu’il en fût autrement – que le retour en classe eût été d’abord et pendant plusieurs semaines facultatif. Plus largement, il convient de se demander si la suspension des cours en présence était réellement légitime, si une épidémie, a fortiori l’épidémie d’une infection qui n’était ni le choléra ni la peste et qui avait la singularité pour un syndrome respiratoire de ne pas affecter les enfants, peut justifier qu’on prive pendant au total près de six mois toute une génération d’accès à l’école, et, pour sa majeure partie, d’instruction, c’est-à-dire de ce qui, après le pain est le premier besoin du peuple. Nous espérons que la commission d’enquête mise en place par l’Assemblée nationale se penchera sur ce choix, cette défection et nous souhaitons plus largement que le débat public se demande, autrement qu’à travers un prisme étroitement médical ou microbiologique, si la vie bête est digne de l’être humain.

Enfin, nous savons que dans certains endroits, le télé-enseignement permettant une surveillance plus prégnante des cours par les chefs d’établissement et les IPR, les professeurs ont fait l’objet de pressions intolérables quant à la manière d’assurer la continuité pédagogique, soit qu’on leur imposât l’usage de certains supports, soit qu’on leur reprochât, mais cette fois à la manière de Big Brother, de transmettre des connaissances et des méthodes de travail. Il est à cet égard déplorable que, dans nombre d’établissements, le retour en classe ait été hypothéqué par des animations ou des activités psychologisantes, alors que, ne durât-il qu’une semaine, il se devait impérieusement d’être un retour à l’étude. De fait, il est urgent d’examiner et de relever la qualité intellectuelle de la hiérarchie scolaire, quand on voit une rectrice distribuer des bons points (openbadgesen franglais) à ses personnels, qui plus est sans aucun souci du savoir dispensé.

Mais au-delà de l’école elle-même, ce que ce printemps carcéral a mis en lumière, c’est l’effrayante incapacité à penser les événements, tant il est vrai que l’inédit, dans ce que nous avons vécu, ce n’est pas l’épidémie, c’est la réponse qui lui a été apportée : le confinement, c’est-à-dire la privation maximale de liberté, du peuple français tout entier. Il ne nous revient pas ici de discuter du bien ou du mal fondé de cette mesure, mais de souligner qu’elle ne peut pas ne pas faire l’objet d’une telle discussion.

On peut ainsi s’inquiéter de l’indigence atteinte par la population et plus spécialement par les journalistes en matière de mathématiques, plus précisément de statistique, quand ont été chaque soir égrenées des valeurs absolues qui ne signifiaient rien, faute d’être rapportées à rien, et notamment pas au taux de mortalité par syndrome respiratoire ni surtout au taux de mortalité générale de ces dernières années. Quand aujourd’hui encore des commentateurs s’effarent que les États-Unis ou le Brésil comptent plus de décés que la France, on ne peut que rester pantois. Enfin, il serait heureux d’intitier nos élèves à ce que sont des modèles mathématiques, quand ces modèles orientent de manière si directive les politiques publiques, alors que, le plus souvent et singulièrement en l’occurrence, ils sont contredits par les faits et relèvent en vérité d’une forme de voyance 2.0, tout aussi irrationnelle que son ancêtre.

La faillite de l’enseignement de l’histoire est également manifeste dans notre affaire. On nous répète que la récession du PIB est sans précédent depuis 1945, mais on ne semble pas même se demander si l’épidémie de Covid-19 a été quant à elle aussi grave pour le pays que la débâcle de 1940 et l’Occupation nazie, non plus qu’on ne se rappelle que les petits Londoniens continuaient d’aller à l’école pendant la bataille d’Angleterre ou que la liberté, à commencer par celle de se déplacer, est, aux termes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le premier des « droits inaliénables et imprescriptibles de l’homme ». Plus largement, l’absence de toute curiosité historique, de toute mise en perspective historique comparant l’actualité au passé en matière d’épidémies est alarmante, quand elle devrait être un réflexe pour quiconque prétend penser, et quand nombre d’excellentes études sont partout disponibles sur ce sujet.

Enfin, et c’est probablement l’essentiel, on ne peut que s’affliger de l’effacement de la culture littéraire, si nécessaire pourtant à penser le présent. Quand tout Molière traite de l’aliénation entraînée par la peur de la mort et de la maladie, quand on se met, comme dans Knock, à revendiquer « le droit de soupçonner le premier venu d’être un porteur de germes » (et de le tracer), ou qu’on se félicite que le gouvernement du pays soit « tout imprégné de médecine », quand Le Baiser au lépreux, et toute la tradition séculaire dans laquelle s’inscrit ce roman, nous ont appris, non à nous écarter du malade, mais à lui tendre, à lui serrer la main, quand Homère, Tite-Live, Corneille ou Montherlant nous disent que face au danger un homme doit, non fuir et se calfeutrer, mais se tenir debout et faire face, on ne peut qu’être en proie au vertige devant les évidences qui ont été celles de nos concitoyens et qui n’auraient pas dû en être.

Encore une fois, il ne s’agit pas ici de trancher sur ce qu’auraient dû être les mois passés, mais de s’effrayer qu’il n’aient pas été nourris – chose également inédite dans l’histoire – par le savoir. Bien plus qu’en l’épidémie elle-même considérée dans sa dimension médicale, la tragédie de notre pays, et de l’Occident en général, est intellectuelle, elle réside dans l’effondrement de l’humanisme et la faillite de l’école, dans une détresse de la raison dont il y a fort à parier qu’elle ne fait que commencer.