Une et indivisible

Les fausses évidences découlent souvent de raisons oubliées. Ainsi cette idée saugrenue dans un pays où l’État a fait la nation, établi la paix civile et la prospérité, favorisé les arts et les lettres, que cet État serait cependant inefficace et qu’il faudrait restreindre son champ d’action pour s’en remettre au « local », par exemple en rendant autonomes les établissements scolaires. Le bon sens, à qui sait l’histoire et connaît notre pays, dit tout au contraire que le système scolaire centralisé mis en place par la Troisième République a joué un rôle déterminant pour l’unité du peuple français, en diffusant un français à la fois académique et souple, en donnant aux enfants les mêmes références littéraires et les mêmes repères historiques et géographiques, en envoyant sur tout le territoire national des professeurs formés selon les mêmes exigences et eux-mêmes venus de toutes les contrées du pays, en nourrissant aussi les mémoires des mêmes rituels, objets, odeurs, de ce qu’on pourrait appeler une mythologie scolaire, typiquement française – au point qu’on pourrait dire, en parodiant Fernand Braudel, que l’unité de la France date de l’école républicaine.

La chose paraît si établie qu’on peine à ne pas suspecter d’autres intentions, corroborées par d’autres aspects de la politique menée depuis quarante ans, comme une propension mortifère, sous couvert de décentralisation, de convergence européenne et de nécessités budgétaires, à la dissolution de l’État-nation républicain. Au reste, comment se satisfaire d’arguments aussi niais que la confiance faites aux acteurs et la libération des initiatives ? À ce compte, on pourrait aussi bien supprimer les lois…

Or nous savons que l’État républicain est le meilleur allié de l’individu, qu’il préserve de l’oppression du groupe. Loin de favoriser la liberté pédagogique, qui ne peut s’entendre que comme celle du professeur, l’autonomie des établissements assujettira son enseignement, pratiques personnelles et contenus nationaux, aux contingences locales, aux tropismes idéologiques, aux rapports de force, aux connivences ou aux inimitiés qui traversent son collège ou son lycée. C’est tout à la fois la souplesse du métier et l’égalité des élèves devant le savoir que menace la folie autonomiste, dont la nocivité ne sera même plus endiguée par un corps d’inspection que la réforme de l’évaluation dispense désormais d’inspecter. Quand on sait que d’un collège à l’autre de l’académie de Paris, et sans même que les publics en soient très différents, les latinistes quittent la classe de Troisième, les uns en sachant toute la conjugaison latine, les autres sans même connaître la première déclinaison, on peut légitimement s’effrayer de ce que sera l’avenir d’une éducation nationale. Pour achever cette démolition, il ne restera plus au ministère, comme c’est d’ailleurs son dessein, qu’à dénaturer le baccalauréat, dont la vraie fonction est de servir d’étalon à l’enseignement dispensé dans tous les lycées de France.

Nous nous souvenons d’un membre du Cabinet qui, il y a quelques années déjà, se gaussait, comme d’un « rideau de fer à abattre », de ce que le ministre de l’instruction publique savait jadis, en regardant sa montre, ce qu’apprenaient tous les petits Français du même âge. La bêtise a parfois des rires sinistres.

Romain Vignest