La fable démagogique de la refondation d’une école républicaine : de faux concepts qui voilent la crise de l’éducation et empêchent toute réforme réelle.

Nous nous proposons d’examiner à l’aune de la pensée classique et de la culture humaniste quelques notions invoquées comme des formules magiques par nos décideurs et peut-être bientôt par le législateur dans l’actuel projet de refondation de l’école. Si le texte annonce des objectifs tout à fait pertinents : « La refondation de l’école doit en priorité permettre une élévation générale du niveau de tous les élèves » (p. 2), il ne le fait qu’à partir de méthodes et de discours dont on connait l’inefficacité et la vanité sophistique, et ce depuis plusieurs décennies. Au delà des vœux pieux de l’ordre du truisme à nouveau réitérés de manière incantatoire (« que tous les élèves maîtrisent les instruments fondamentaux de la connaissance en fin d’école élémentaire », p. 2), le texte introduit en effet des notions plus nouvelles censées permettre de refonder le système éducatif.

L’égalitarisme

La notion abstraite et démagogique d’« égalité entre les femmes et les hommes » (répétée p. 1, 4 et 8) remplace ou évacue la question bien réelle et cruciale des conditions de vie de tous, des travailleurs (quel que soit leur sexe) par le moteur culturel et économique d’élévation sociale que devrait constituer l’école. On divise la question de manière sophistique et démagogique (sociétale) pour mieux éviter de l’affronter dans sa globalité sociale concrète.

Dans cette perspective, la promotion de « l’égalité entre les femmes et les hommes » s’avère un des leitmotivs du discours démagogique sociétal et grammaticalement fautif, ou bien idéologiquement malsain, puisqu’à « l’égalité entre les hommes » elle substitue l’égalité entre deux genres sexuels comme s’il s’agissait de deux groupes distincts. Ce discours idéologique emprunté à la rhétorique médiatique la plus médiocre fait évidemment fi de la définition première de « l’homme », qui désigne l’humain en général, personnes masculines et féminines comprises. Loin d’œuvrer à une réelle égalité, l’expression « l’égalité entre les femmes et les hommes » introduit en réalité une séparation et crée des groupes distincts entre lesquels s’établit une concurrence, là où la terminologie classique républicaine des « droits de l’homme » incluait tous les individus dans un seul groupe unitaire (la communauté nationale des citoyens disposant du même intellect quel que soit leur sexe). On voit combien l’oubli du sens linguistique des mots pousse à la promotion de slogans non seulement creux, mais également fautifs du point de vue de la langue, manifestation frappante de la baisse du niveau intellectuel et institutionnel qui caractérise ce projet. Les fumeux concepts sociétaux remplacent les réels enjeux sociaux de l’instruction.

La “gestionnite” statistique

Au delà des notions creuses, on sent dans le texte une volonté de prendre en main de manière concrète les problèmes posés par la débâcle de l’institution. Mais c’est le discours gestionnaire et la politique du chiffre, totalement creuse en elle-même, qui prennent alors le relai : « réduire à moins de 10% l’écart de maîtrise des compétences en fin de CM2 entre les élèves de l’éducation prioritaire et les élèves hors éducation prioritaire » (p. 2). Se rend-on bien compte que des objectifs aussi chiffrés et centrés sur un résultats purement statistiques n’ont aucune valeur éducative  ? Ce n’est pas en décrétant des chiffres qu’on refondera une institution culturelle de l’ampleur et de l’essence de l’école.

Les options quantitatives prennent le pas sur la logique qualitative qui devrait régir l’institution culturelle : « l’objectif du “plus de maîtres que de classes” permettra, dans les secteurs les plus fragiles, d’accompagner des organisations pédagogiques innovantes, au service d’une amélioration significative des résultats scolaires. » (p.  3) La quantité remplace la qualité. Remarquer en effet l’ordre de la phrase : c’est la quantité (« plus de maîtres ») qui doit permettre un rétablissement de la qualité (« organisations pédagogiques innovantes, au service d’une amélioration significative ») : on raisonne ici manifestement à l’envers, sans parler des vieilles lunes pédagogistes des sempiternelles « innovations » qui ne mènent et n’ont jamais mené à rien… Comme si trois décennies de réfutation massive du pégagogisme par les plus grands intellectuels et spécialistes de la question n’avaient eu aucun effet.

Les vieux objectifs de l’école républicaine redécouverts comme une réinvention de l’eau chaude

Il faut « ramener tous nos élèves à maîtriser le socle commun de connaissances, de compétences et de culture à l’issue de la scolarité obligatoire » (p. 2)… objectif qui présidait à l’école élémentaire du modèle de Jules Ferry, mais qui, par la baisse abyssale du niveau culturel de l’école primaire, est devenu un objectif du collège, à l’issue duquel on instaure l’évaluation du « socle commun ». Soit quatre ans de plus pour accomplir un objectif similaire dans l’intention, bien inférieur dans la réalité intellectuelle des connaissances concernées. On ne s’étendra pas sur l’instauration orwellienne d’évaluation par compétences, débarrassée de la traditionnelle notation, que le socle commun est censé mettre en place.

Réaffirmer la massification destructrice de la qualité générale et la perte des valeurs du diplôme

Le texte réaffirme « les objectifs de conduire plus de 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat et 50 % d’une classe d’âge à un diplôme de l’enseignement supérieur » (p. 2). Faute de corriger des conditions institutionnelles détruites par la massification, on la réaffirme comme si elle était un gage de bonne foi politique. Cohérence, certes, mais cohérence dans la ruine de l’institution… Faut-il démontrer que le nombre est l’inverse de la qualité, et que si un professeur défend la qualité de son enseignement, il est bien évident qu’il s’attachera au contrôle des savoirs qui forment le fondement de sa possibilité d’enseigner et de la transmission de la culture, et non à un objectif chiffré de massification, de scolarisation des mineurs, de distribution de diplômes sans regard sur ce que cela implique ? On remarque que l’insistance sur la scolarisation et l’attribution de diplômes à des « classes d’âge » (« conduire plus de 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat ») est l’inverse d’une prise en compte d’un des problèmes majeurs de l’institution actuelle : l’incapacité des mineurs de se montrer proprement des élèves possédant le niveau requis pour suivre réellement les cours de leur niveau. La « classe d’âge », objectif démographique et politique, mais nullement éducatif ni culturel, remplace la cohorte d’élèves. Bref, on ne parle plus d’école, d’institution de la connaissance, de condition d’apprentissage, mais de garderie massifiée vouée à la gestion de parts de population de mineurs et de jeunes adultes.

La valeur intrinsèque des diplômes est, dans la même veine, totalement abandonnée au profit du droit à la formation. Il n’est plus question d’élève qui mérite un diplôme, mais d’individu qui a droit à un diplôme : « L’objectif est d’affirmer le principe que l’école doit assurer à tous l’obtention d’un diplôme permettant une insertion professionnelle » (p.  5). Ce n’est plus à l’élève de s’assurer qu’il mérite tel diplôme, mais à l’institution de veiller à ce que toute une classe d’âge obtienne un diplôme. C’est le monde à l’envers. Le diplôme devient une formalité administrative vouée à un but purement. économique, et non plus l’accomplissement intellectuel d’un individu, attesté par une institution culturelleDe même, les progressions annuelles qui assuraient la cohérence du programme et l’homogénéité (théorique) du niveau des élèves sont abandonnées au profit de « cycles » qui brouillent et déstructurent les enseignements, en nivelant par le bas et en remettant toujours à plus tard (et in fine donc jamais) les connaissances devant être acquises par les élèves d’un niveau : « les progressions prévues par les programmes ne seront plus nécessairement annuelles, et c’est par décret que seront fixées le nombre de cycles par niveau d’enseignement ainsi que leur durée » (p. 8). Quelle justification, dès lors, pour la constitution de classes d’élèves en fonction de leur niveau ? On se dirige vers des groupes de garderie en fonction de cycles généraux sans objectif en termes de niveau de connaissance.

Le projet d’une rééducation orwellienne au conformisme moral

Le texte prévoit d’« introduire [dans le Code de l’éducation] un objectif de développement du sens moral et de l’esprit critique de l’enfant – là où la rédaction actuelle a une approche fondée principalement sur l’acquisition des connaissances et des instruments du savoir. » (p. 5) Il s’agit donc de faire passer les savoirs au second plan après la formation à un hypothétique « sens moral », et à un « esprit critique » qui passerait avant les connaissances qu’implique toute réelle critique intelligente. À la manière des pédagogistes qui voulaient enseigner la lecture par des mots entiers (méthode globale) avant d’apprendre les lettres, on met la charrue avant les bœufs, on présuppose l’autonomie des enfants avant de leur fournir une culture qui est la seule base réelle de toute autonomie réelle. On met le monde à l’envers, avec l’introduction en outre très contestable d’une hypothétique morale dont on ne précise pas les fondements ni les présupposés. Plus loin, la morale est censée se substituer à des « connaissances » civiques  : « La rédaction actuelle ne mentionne que le rôle de l’instruction civique, et son approche est fondée sur une logique d’acquisition des connaissances. La rédaction proposée dispose que l’école, notamment grâce à un enseignement moral et civique, fait comprendre et acquérir (plutôt que d’inculquer) aux élèves le respect de la personne (plutôt que de l’individu), de ses origines et de ses différences, ainsi que l’égalité entre les femmes et les hommes. L’article prévoit également d’associer le contenu de l’enseignement moral à celui de l’enseignement civique » (p.  8) L’évolution idéologique est très claire : il s’agit d’éloigner l’école toujours davantage de l’instruction républicaine qui fonde ses valeurs sur les lumières de la connaissance et de la pensée réflexive, et y substituer une prédication moralisatrice rendant annexes les savoirs et ne se souciant pas de légitimité épistémologique.

Des emplâtres sur des jambes de bois

Le texte prévoit également « une série de dispositions ayant pour but de mettre en place une véritable éducation artistique et culturelle tout au long de la scolarité des élèves » (p. 6). Face à l’absence d’instruction substantielle et à la baisse du niveau général de connaissances, on propose donc une éducation artistique et culturelle (comme si l’étude de poèmes en français ou l’histoire de l’art en histoire-géo ne constituaient pas déjà une éducation artistique et culturelle…). On ajoute à ce qui devrait exister déjà des dispositions supplémentaires qui doivent sans doute pallier le vide culturel de l’école actuelle et l’inanité substantielle des programmes scolaires.

Le jargon technocratico-économique

Il s’agit d’« inscrire le pays sur une trajectoire de croissance structurelle forte dans une économie de la connaissance internationale » (p.  2). Faut-il démontrer que ces concepts absolument creux sont scandaleusement dénués de pertinence à propos de l’institution profondément culturelle et intellectuelle qu’est l’école de la République ?

La ritournelle des compétences remplace la structure des connaissances

Adoptons à notre tour la politique du chiffre en comparant la fréquence d’emploi des mots clés de l’instruction dans ce texte. Le mot « connaissance(s) » apparaît 11 fois (et souvent en couple avec les « compétences »)  ; « savoir(s) », par ailleurs, trois fois  ; « compétence(s) », en revanche, revient 21 fois. Les chiffres ne mentent pas : la notion de compétence est en passe de remplacer celle de connaissance. Il faut que les élèves sachent manipuler les TICE, les instruments techniques ou conceptuels qu’on leur fournit, mais pas qu’ils assimilent des savoirs qui les rendent autonomes.

Des objectifs contradictoires

Contrairement aux intentions annoncées dans un premier temps (« recréer une cohésion nationale et un lien civique autour de la promesse républicaine », p. 1), qui impliquaient, mais vaguement, la réaffirmation de l’instruction républicaine et la formation du citoyen éclairé, la refondation promeut de nouveaux objectifs pour l’école, qui en réalité s’y substituent  : « Une nouvelle ambition pour le numérique doit donc être inscrite au cœur de la refondation de l’école : celle-ci doit prendre le tournant et apprendre à former ses élèves par et pour le numérique. La refondation de l’école passe par une réflexion sur le socle commun de connaissances, de compétences et de culture et sur le contenu des enseignements. » (p. 4) À l’évidence, les priorités changent : si l’école d’autrefois, notamment celle inspirée par Condorcet, cherchait à former des citoyens instruits, la nouvelle école doit adapter l’élève au numérique, comme il y était fatalement voué : « former ses élèves par et pour le numérique ».

Nous ne nous étendrons pas davantage sur la démagogie des slogans consensuels gratuitement proférés, comme « une école juste pour tous et exigeante pour chacun » (p. 2), ni sur le remplacement des IUFM (dont le nom contenait tout de même le mot « maître », même si c’était pour retirer tout « magistère » à l’enseignant) par des ESPE (Ecoles supérieures du professorat et de l’éducation), qui met en valeur d’autant plus la notion d’éducation, dont on rappelle qu’elle est opposée au projet de Condorcet, qui réservait l’éducation aux parents, et promouvait l’instruction émancipatrice du citoyen, et non l’endoctrinement éducatif de l’enfant. On pourrait nous reprocher de critiquer un projet sans avoir de proposition constructive à offrir. En voici une : et si nous avions une école qui, au moins, atteste des connaissances et rétablit pour l’élève le principe élémentaire des acquis nécessaires pour passer dans une classe de niveau supérieur ? Ce simple principe, laissé aux oubliettes depuis des années sinon des décennies, suffirait à repenser sainement l’ensemble de l’institution.
Et, pour reprendre J.-M. Muglioni,

y a-t-il lieu d’inventer une nouvelle méthode pour apprendre à lire ou à compter ? Une nouvelle façon d’instruire ? Les contenus essentiels du savoir humain changent-ils d’un an sur l’autre de telle sorte qu’il faille sans cesse réformer les programmes ? En matière de politique le désir de changement risque de conduire à la fin de la république puisque les principes républicains, formulés depuis longtemps, n’ont pas à être changés mais à être respectés (ce qui n’est pas le cas en France) : de la même façon il se pourrait que la question de savoir comment et quoi enseigner ait été résolue depuis longtemps. Le mal vient non pas de ce qu’on ne sait pas quoi faire, mais de ce qu’on ne veut surtout pas faire ce qu’on sait parfaitement devoir faire. Comme nous disait Ferdinand Alquié au moment où la notion de recherche est apparue dans le libellé de certains diplômes universitaires, il y a d’abord à apprendre des choses qui ont déjà été trouvées… Ainsi l’enseignement est pratiqué depuis assez longtemps pour qu’on sache en quoi il consiste et qu’il n’y ait pas lieu de croire que les dernières découvertes d’une prétendue recherche peuvent seuls lui servir de norme.

Cet article a d’abord été publié sur le site Mezzetule.