Le français sans faute

(Journée internationale de la Francophonie 2019)

Pour Michel Serceau

Ce n’est bien entendu, et personne ne l’ignore, certainement pas ceux qui rêvent de parfaitement maîtriser, comme si cela était possible, le français, ni ceux qui projettent, sans trop y croire peut-être, car doutant d’avoir eux-mêmes, des années, des décennies de labeur nonobstant, d’être parvenus au degré d’excellence dont ils souhaitent communiquer la passion aux autres, peut-être même à tout l’univers, de réussir cet exploit encore plus difficilement réalisable, si l’on y songe, qui consiste/rait à apporter enfin la solution, qu’ils aimeraient bien, encore qu’ils sachent qu’il n’en est rien, indépassable et définitive, non seulement à tous ceux obsédés par la volonté de ladite maîtrise, mais même aux autres, à tous ceux qui n’en ont encore cure, du moins pour l’instant, compris, ni même ceux qui souhaitent pour les leurs, pour leurs enfants notamment, cette véritable prouesse qu’est la maîtrise d’une langue – ici, celle du français –, un titre de livre, ou plutôt le titre d’un livre, dont on n’en finirait de compter les versions, lesquelles s’imaginent toutes être ou voudraient bien toutes être exclusivement la version achevée par excellence, celle qui, toute seule, mériterait LE titre de CE livre unique auquel revient, reviendrait sans aucun doute possible le titre Le français sans faute, à croire que ce ne saurait être simplement le titre d’un livre, ni encore le titre de plus d’un livre – à quel titre ? –, mais le titre du livre qui seul a, aurait véritablement droit à ce titre, Le français sans faute, car étant vraiment le seul à traiter de cela, du français sans fautes sans faute, et non seulement ou simplement – œuvre rêvée de plus d’un jeune professeur de français, mais qu’il ne commencera vraiment, l’ayant préparée pendant toute une vie, qu’une fois parvenu à l’âge de la retraite – d’un français sans (la moindre) faute qui, de n’être qu’un français sans (aucune) faute, de n’être, comme on disait jadis, voire naguère, qu’un, sinon le français sans aucunes fautes, ne serait même pas un français sans faute, vu qu’il ne s’agirait pas DU (DE+LE) français sans faute, et le livre portant ce titre, Le français sans faute, n’y saurait être fidèle que s’il, ne consistant pas qu’en une description et une explication, si exhaustives soient-elles par ailleurs, que si, ne se résumant pas à une série de propositions de type constatif, dont personne ne saurait pourtant nier l’importance, performe, si je puis dire, le français exempt de toute faute, que s’il montre ou, mieux, produit le français sans faute, bien plus qu’il ne le décrit, ne le décrivant, ce français, le seul à être sans faute, que dans l’après-coup de sa démonstration, ou plutôt dans l’après-coup, idéalement dans le processus simultané, de sa propre monstration, laquelle ne serait sans faute la révélation, l’apocalypse sans fautes et sans faute du français, que pour avoir, au passage, identifié toutes les fautes – et elle ne sera ladite apocalypse point sans fautes, dût-on la tenir (à tort ?) pour sans faute aucune, pour être arrivée ou apparue au moment opportun et idéal, sans faute, vu qu’il aura bien fallu qu’elle expose les fautes qu’elle dénonce, qu’elle relève les solécismes, pour les mieux chasser sans doute, mais non sans les rappeler en même temps, qu’elle condamne les barbarismes non sans incontinent se condamner elle- même, car elle ne saurait, ce faisant, ni faire oublier, ni oublier ce qu’elle se propose de faire oublier, à savoir non seulement ce qu’il faudrait, sans doute à bon droit, proscrire – faudrait-il, cependant ? –, mais aussi les origines, toujours obscures et troubles , de toute langue, des origines auxquelles l’état présent, à tout moment, de la langue, de toute langue et non seulement du français, doit presque tout, en lesquelles (bizarrement ?) la langue, dans son état présent, ne parvient toujours à se reconnaître, ce qui, avant même qu’on en vienne sans faute au français sans faute ou sans fautes, présuppose, en guise de préalable ou de prélude, un sans-faute lors d’un parcours d’équitation (rappelons ici que le français est la langue officielle, sinon dans le domaine de l’équitation, du moins dans celui du Dressage équestre) interminable, la seule liste des fautes, qui ne sont pas que grammaticales ou lexicales, étant, outre le fait qu’il faudrait au moins quelques volumes pour parler du seul concept de faute, à proprement parler, inexhaustive. D’autant plus qu’il ne s’agit pas, lors de ce parcours d’équitation plutôt spécial, de n’importe quelle monture, mais de la langue ; ici d’une langue, le français, qui, comme n’importe quelle autre langue, n’est pas une, même si les langues ne sont pas toutes identiquement pas-unes. Mais quelle monture quand même qu’une langue, et ça vaut pour toute langue ! C’est comme si l’on chevauchait plusieurs montures à la fois. Je ne peux que laisser, pour l’instant, en attente cette question dont on ne pourra jamais surestimer l’importance et dont, selon toute apparence, on ne soupçonne que très peu l’urgence.

Le titre d’un livre, un titre de livre, j’ose à peine le rappeler, ce n’est pas le livre lui-même, et plus d’un livre n’a, semble-t-il, que des rapports imaginaires avec l’intitulé qui l’annonce, Cependant, quand bien même Le français sans faute ne serait pas le titre explicite du livre, ou même d’un livre ayant pour thème, pour sujet ou objet Le français sans faute, et cela seul si possible, ce n’en serait pas moins le titre réel au fond. L’intitulé Le français sans faute jouit, pour diverses raisons que nous n’avons pas à analyser ici, d’une immense popularité, laquelle n’est pratiquement jamais synonyme de celle que connaîtrait tout livre s’ornant de ce titre, fût-il, comme on dit, remarquable, ce qui n’est pas forcément faux ou inexact. Le titre Le français sans faute ne serait donc qu’un titre, qu’une espèce de slogan publicitaire destiné à attirer, sinon à séduire, à tromper ; et le fait que les grammairiens et les linguistes en soient toujours à travailler à la production de ce livre qui ridiculiserait d’avance tout nouvel effort, car tautologique, sinon inutile, quoi qu’il en soit toujours insuffisant et, donc, insatisfaisant, en vue d’une autre publication de Le français sans faute, la version finale et définitive en ayant déjà été offerte, cependant que les élèves, les étudiants, les professeurs, les grammairiens, les linguistes et les philologues eux-mêmes, sans oublier les divers amateurs attendent toujours, dans l’enthousiasme et l’impatience, espérant tout en se disant qu’ils espèrent à coup sûr en vain, de tenir entre les mains CE livre grâce auquel on saura enfin ce qu’est Le français sans faute, grâce auquel Le français sans fautes, le français sans (le moindre soupçon de) faute sera, en fin, sans faute possible et, même, à la portée de tous, indique assez que ce livre lui-même n’existe pas. Pas encore. Et l’on se prend à se demander si un tel livre est même possible, s’il pourra, un jour, exister.

Et pourtant, ce livre qui n’existe pas, qui n’existe pas encore, existe bel et bien. Pas en tant que livre achevé, accompli, réussi, certes, mais il n’existe pas moins. On pourrait même dire que, dans ce qu’il est convenu d’appeler la langue et la culture françaises, il n’existe, sous des formes qui varient théoriquement à l’infini et en nombre virtuellement illimité, que ce livre, Le français sans faute, car c’est de cela que traite tout texte, écrit aussi bien qu’oral, en français, de français, et sur le français, s’énonçât-il, dans ce dernier cas, dans une langue autre que le français, même quand il entend s’éloigner du français consacré par l’usage, la norme, l’Académie. Mais en même temps, son existence, le fait qu’il existe, ce livre, en de si nombreux exemplaires que le logiciel le plus sophistiqué lui-même ne les pourrait dénombrer, et que l’on nous en toujours promet d’autres, est bien le signe de son inexistence. S’il existait déjà un ouvrage qui méritât vraiment – et il ne pourrait y en avoir qu’un seul, les autres n’en pouvant être que des copies ou des imitations (au sens courant de ces termes) – ce titre – mais est-ce possible ? –, personne ne songerait, sans crainte du ridicule, à écrire Le français sans faute, encore que tout le monde veuille sans doute écrire, parler Le français sans faute, sans faire de fautes. Et, ma foi ! si l’on tient – y tient-on ? – à parler, à écrire le français, s’il faut bien – faut-il ? – parler, écrire en français, il vaut encore mieux le faire sans faute, quitte à en faire, mais alors volontairement, en connaissance de cause, en maîtrisant pleinement la norme que l’on entend transgresser. Et cela n’est point impossible, du moins à s’en tenir aux concepts traditionnels de langue et de faute (linguistique), ce qui ne veut pas dire qu’il le faille, mais c’est là une question que l’on me permettra de renvoyer à plus tard, n’étant pas sûr de vouloir, ni même de pouvoir l’examiner ici ; ici ou, même, ailleurs. On dira peut-être alors que Le français sans faute, c’est le livre aux titres multiples, qui n’arbore pas que ce titre-là, que tout le monde, que tous les locuteurs francophones, en tout cas, ne cessent d’écrire, bref que c’est la somme jamais achevée de tous les livres passés, présents et à venir en français, sur le français également, même si et quand ils ne sont pas écrits en français, quels qu’ils soient, des plus médiocres et exécrables aux plus brillants et admirables, ceux, disons pour simplifier, qui se veulent des apologies de la langue française, non moins que ceux dont leurs auteurs ont voulu qu’ils fussent, qu’ils soient même, et ce jusqu’à la fin des temps, des réquisitoires contre le français, qui, sans relâche, cependant, continue de s’écrire, grâce à l’action, consciente et inconsciente, de (presque ?) tous. Sans faute ; autrement dit sans faillir, même si c’est loin d’être impeccable et irréprochable ; immanquablement, même si ce n’est un sans-faute. Sans faute donc, fût-ce non sans (aucunes) fautes, non sans faire de(s) faute(s).

En effet – et c’est la question que je voudrais essayer de poser – ne faudrait-il parler, écrire Le français sans faute ? sans omettre de le faire, de le sans faute parler ou/et écrire sans faute, sans oublier de le faire, sans se laisser, volontairement ou non, aller à ne pas le faire ? Le français, ce qu’on entend, non moins que ce qu’on peut entendre – ce qui n’est pas n’importe quoi – par là, ce serait comme quelque chose qu’il faudrait faire, ou apporter, sans faute, sans oublier de le faire ou de l’apporter. Ce serait une espèce d’injonction d’ordre moral, voire juridique, qui, comme c’est le cas pour toute injonction, implique toujours la possibilité, sinon l’imminence, de quelque faute, l’identifie, l’ayant reconnue, à l’avance, afin de la mieux prévenir, ou encore de la condamner, dans tous les cas pour formuler une mise en garde qui se confondrait avec l’énoncé d’une espèce d’interdiction. Le non-sans-faute, ce serait une faute, voire LA faute à ne pas commettre, non seulement si et quand il n’est pas sans fautes, mais même si, par miracle ou par impossible, il s’avère être un sans-faute, s’il est sans faute pour ceci qu’il aura intériorisé et maîtrisé toute faute, toutes les fautes possibles et imaginables, pour ceci qu’il n’est pas entièrement sans fautes en son, si je puis dire, for intérieur, étant donné que ce dont on voudrait qu’il fût sans faute (à tous les sens de cette expression) ne saurait advenir, être présent qu’en s’annulant comme devoir, comme obligation, comme injonction (désormais éthique) à toujours exécuter, à toujours respecter, à toujours honorer, que l’on, donc, jamais vraiment n’exécute, ni ne respecte, ni n’honore, vu qu’il faut bien se réserver la possibilité d’exécuter, de respecter, d’honorer, faute de quoi on cède à la naïve et facile tentation des certitudes définitives et choit dans le dogmatisme qui prône le recours à la terreur pour consacrer le règne de la raison, ce qui ne ressemble guère à un sans-faute et renverrait plutôt à la violence de l’arbitraire, serait synonyme de la toute-puissance des stéréotypes et signifierait l’omniprésence des préjugés dans (pratiquement) tous les coins et recoins de la vie sociale aussi bien qu’individuelle, le théâtre, sous des formes diverses et même, parfois, opposées, devenue de la discorde quasi permanente entre tous, pour tous, et même pour tout, à la condition toutefois qu’on s’en tienne aux exigences (est-ce bien le cas ?) de telle injonction dite ou supposée moralo-juridique (ou juridico-morale). Et elle vaudrait, pareille injonction, non seulement pour les Français et les francophones, mais même, et peut-être surtout, pour les non-francophones. La question se complique-t-elle ? Peut-être, certainement même, bien moins cependant qu’on ne le croirait. Car il n’y a pas que le moralo-juridique ou le juridico-moral, qui surdétermine la praxis de la langue tout en étant surdéterminé par ladite praxis. Je tâcherai d’en dire un mot plus loin.

Il le faudra bien, surtout qu’il est bien vrai que depuis un certain temps les Français eux-mêmes et les francophones se détournent de plus en plus, pour plusieurs raisons, de la pratique du français. Et parfois on aurait l’impression que pour certains dirigeants français et francophones, non moins que pour certains membres, Français et non-Français, de ce qu’on appellerait une élite francophone, le français, c’est chose du passé. Dorénavant, il ne saurait intéresser qu’à titre de vieillerie, mais au fond, il n’a plus de réelle utilité. On peut douter que ce soit vrai ; quoi qu’il en soit, le fait qu’il y ait des Français et des francophones – une minorité d’entre eux en fait, on a tendance à l’oublier – qui ne s’intéressent pas, ou que peu, ou même plus au français, ne saurait constituer de justification suffisante pour que les autres, pour que ceux qui ne parlent pas encore le français, mais dont certains témoignent déjà d’une certaine curiosité pour la langue française, ne veuillent apprendre, connaître et pratiquer le français. Bien entendu, la question aussitôt/ s’inverse : pourquoi faudrait-il qu’on apprît le français, qu’on le pratiquât, que quiconque se mît au français ? Et sans faute de surcroît ?

Laissons, si vous le voulez bien, les réponses les plus évidentes à ces questions, d’autant plus que tout le monde les connaît fort bien, par ailleurs. Il me faut toutefois, avant de continuer, apporter au moins une précision, surtout que j’ai pu, en invoquant telle injonction, que je m’efforcerai, ai-je dit, d’expliciter plus loin, d’ordre moral et juridique, ou à caractère moralo-juridique, sinon de type juridico-moral, en faveur du français, donner, entre autres, l’impression que je fais commerce, si tant est que je fasse commerce de quoi que ce soit, d’un certain militantisme francophile. Il n’en est, bien évidemment, rien ; il est d’autant moins question de cela que, si je puis dire, ce que j’entends par le français n’a, à la limite, pas grand-chose avec ce qui traditionnellement, se véhicule, se colporte, moyennant cette expression. En effet, en disant le français (formule que j’ai, plus d’une fois, dans des interventions antérieures, invité à activement barrer d’une croix de Saint-André), j’entends essentiellement une structure mouvante, jamais fermée sur elle-même, rappelant sans cesse ce dont elle est constituée pour aussitôt et constamment se dé-constituer, mais jamais entièrement, se détruire, quoique jamais totalement, se déportant vers un ailleurs qui se déplace en permanence, et se rendant comme étrangère à elle-même. Cependant, cette structure en mouvement, structure nécessairement plurielle, vu qu’elle n’est, compte tenu du mouvement qui l’anime, compte tenu de l’hétérogénéité des rythmes qui la travaillent et la traversent, jamais identique à elle-même, n’est jamais donnée d’avance, ne renvoie à aucun moment à un déjà-là : elle est le fruit, jamais suffisamment mûr pour être consommé, d’un labeur auquel il n’est pas de terme assignable, pour la raison toute simple, toute bête que s’il y pouvait avoir une fin, pas forcément une fin prévisible, programmable et vérifiable, mais ne serait-ce qu’une fin virtuelle, cette structure en mouvement n’en serait plus vraiment une : elle se, le semblant de mouvement qui agit sur elle de l’intérieur nonobstant, figerait en dogme, en idéologie, et l’idéologie, c’est, comme chacun le sait, le prélude à, sous des formes variées, contradictoires et, même, parfois trompeuses, l’oppression et à la dictature.

Je tiens que cette structure en mouvement, qui se confond probablement avec le mouvement de la vie même – ce que semblent confirmer certains travaux relativement récents dans le domaine de la physique, aussi bien que d’autres, depuis assez longtemps déjà connus, en thermodynamique et en biologie – et qui permet, permettrait une lutte de tous les instants contre toute forme d’hégémonisme et de totalitarisme, c’est-à-dire également contre toute forme d’impérialisme, c’est surtout en français et à partir du français qu’elle se donne à lire, invitant à sa propre réécriture, grâce à la dynamique que mettent en scène telles pratiques linguistiques et langagières auxquelles des écrivains et des poètes (Du Bellay, Rabelais, Molière, Mallarmé, Proust, Sollers, et bien d’autres encore), des philosophes (principalement Lacan, Althusser, et Derrida), des grammairiens et des linguistes (Littré, Brunot, Larousse, Von Wartburg, bien que ce ne soit pas les seuls) et des professeurs (Benveniste, Barthes, pour mentionner les plus célèbres d’hier et, même, d’aujourd’hui encore) ont su nous rendre attentifs et sensibles. Bien entendu, je n’insinuerai pas une seconde que le français, s’agît-il de ce que l’on entend par là couramment, de ce qu’on croit pouvoir par là, en toute innocence et en toute naïveté, entendre, de ce français célébré et adoré, de ce français qui, en fait, n’existe pas autrement que comme français statufié, momifié, que comme français mort – et on n’aime jamais que ce qui est mort –, comme français imaginaire, fantasmé, détienne là quelque privilège, tout naturellement ou pour l’avoir conquis. Ce travail de déconstruction, qui doit à peu près tout à la langue allemande, de la langue, et que j’ai ailleurs appelé liquidance ou encore ruinance, de la langue – mais on ne devrait plus pouvoir dire LA langue, UNE langue, sans aussitôt rappeler que toute langue est toujours constituée de plusieurs langues et qu’au sein même de ce que l’on croit être une langue, une seule langue, si tant est que cela soit possible, il y a plusieurs langues qui se côtoient sur divers modes –, travail qui œuvre dans le sens d’une démolition constante et sans cesse réinventée de tout sens achevé pour que s’épanouisse la liberté de tout sujet dans le respect de toute altérité, est possible dans toute langue ! en un sens cela tient moins à la langue elle-même qu’à l’histoire de la culture, de la langue, à ce qui l’affecte, la transforme, à ce qui la surdétermine tant du dehors que du dedans même, autrement dit à l’activité des locuteurs eux-mêmes et, parmi eux, surtout ceux qui travaillent la langue : les poètes et les écrivains. Ce travail eût dû, en anglais, être possible depuis Joyce au moins, sinon depuis Shakespeare déjà, en italien depuis Dante, en espagnol depuis Cervantes (dont je me demande parfois si ce n’est pas lui qui a inventé la déconstruction et c’est à ses Nouvelles exemplaires, bien plus qu’au célèbre Don Quichotte que je songe en disant cela), mais c’est surtout en français, à partir du français qu’il a été entrepris, mené et s’est répandu pratiquement partout, aux quatre coins de la terre. Ce serait là une raison impérieuse pour que, pour peu que l’on garde à l’esprit ce que le français – je veux dire : le travail, la praxis si l’on préfère, en français, sur le français, à partir du français et à partir d’autres langues aussi, pour et contre le français (pour nous en tenir ici, mais rien que par commodité, au seul cas du français), tel qu’il s’offre à la lecture, au travail de lecture et exhorte à celui de réécriture dans l’œuvre de Sollers par exemple, surtout dans des ouvrages tels que Nombres, Lois, H, Paradis et même Femmes, ouvrages qu’il est impossible de lire sans s’engager dans une opération de réécriture – peut rendre possible en termes de liberté par exemple, l’on choisisse de pratiquer le français (et le lecteur sait maintenant, s’il ne le savait déjà, comment entendre cette expression : le français). Sans faute. Est-ce possible cependant ? Si l’on a en tête ou en vue le français exempt de toute faute (au sens courant du terme), ce serait, malgré les difficultés que cela peut supposer, une tâche relativement facile. Mais si l’on songe à un français qui, entre et avec tant d’autres français, toujours activement s’écarte et s’éloigne de toute norme (donc regorgeant, à plus d’un titre et à bien des égards, de fautes), transgressant non seulement la norme, mais même sa propre transgression de soi interminablement, c’est au moins un tout p’tit peu plus compliqué. Et le français sans faute, le français sans faillir, le français immanquablement, le français à coup sûr, c’est peut-être justement cela. Mais pas en tant qu’injonction moralo-juridique ou juridico-morale, comme on l’aura peut-être cru à un moment. S’il ne s’agissait que de cela, que de la morale et du droit, il n’y aurait rien de plus facile et de plus risible, soit dit tout en reconnaissant le poids des pressions conjointes – elles le sont toujours, même là où le droit et la morale se veulent ou se prétendent indépendants, voire opposés – de ces deux instances. Mais les pressions, souvent, toujours même, rassurantes, de ces instances du droit et de la morale, d’autant plus inquiétantes que rassurantes et auxquelles (presque) tout le monde, ceux qui font subir non moins que ceux qui subissent, consent sans peine et non sans peine à la fois, ne sont jamais, encore qu’on en puisse reconnaître la nécessité – la nécessité qui, cependant, n’est point, il ne messied de le rappeler, synonyme de légitimité –, que des formes d’oppression et de répression, ne sont rien de moins que et rien moins que (en même temps, bien évidemment) des formes et des forces de répression et d’oppression. Tout se complique de plus en plus drôlement encore, vu que tout se passe comme si le droit et la morale, dont personne n’osera plus affirmer qu’ils nous viennent ex nihilo ou ex caelo et qu’on n’explique guère en invoquant tel sentiment, présumé inné ou naturel, du droit et de la morale, étaient à la fois indispensables et vides. Pour simplifier, bien malgré moi, et pour faire vite, je me contenterai, ici, de rappeler que le droit et la morale, qui sont toujours fort étroitement liés, même quand, voire surtout quand ils s’opposent – d’où la référence au juridico-moral ou/ et au moralo-juridique – ont autant besoin de la langue, qu’il faut à la langue, à toute langue (à tout langage aussi ? rien n’est moins sûr), le droit et la morale, sinon ce serait le triomphe du chaos le plus total. Mais si le droit et la morale peuvent être des instruments au service de l’ordre et de la paix, et si toute langue, toute langue officielle surtout, ou tout simplement nationale, est essentiellement et fondamentalement d’abord normative, et la langue du droit et celle de la morale, en tant qu’expressions ou fictions (fabrications) du sens commun, et le droit donc et la morale, non moins que la langue, dont Barthes a pu, un jour, déclarer au Collège de France, qu’elle est fasciste, peuvent également être et sont effectivement bien souvent, trop souvent, les sources de tout autoritarisme qui, né sur la pourriture qu’est le dogmatisme, qu’est toute forme de dogmatisme, engendre, tôt ou tard, mais toujours trop vite, l’enfer du totalitarisme. Cependant, il n’y a pas que le droit et la morale, dont on ne dira jamais assez l’importance, il y aussi l’éthique, une éthique plurielle, et la praxis, une praxis non moins plurielle, fondées non sur l’acquiescement et la soumission, mais sur le questionnement, sur ce que j’ai ailleurs, reprenant un mot ancien, appelé le pensement  ;; et il n’y a jamais que la langue, mais toujours des langues. (Il faudrait peut-être ici évoquer, dans une très longue note dont je ne puis qu’ajourner la rédaction, Abraham revenant du Morija, et rappeler le parler en langues kierkegaardien.) Et, ne craignons de le répéter,il n’y a pas que LA langue, mais toujours des langues, plus d’une langue au moins au sein de toute langue, tant au niveau de la compétence que sur le plan de la performance, et dans l’univers de la langue et dans la sphère de la parole. Le français sans faute, sans fautes sans faute pour tout de suite, pour demain au plus tard ? il faut, en français, un sans-faute absolument sans défaut, faute de quoi le professeur de français, qui saura toujours qui il en faut blâmer et punir, risque de n’être pas content. En tout cas, le français sans faute, c’est ce qu’exige le maître – un instituteur en général et qui, en tant que tel, se croit investi de la mission sacrée de faire respecter l’institution qu’est la langue –, même si les fautes qu’il entend éliminer ne sont que des fautes d’orthographe et de grammaire, comme si c’était les seules fautes que l’on pût relever. C’est aussi ce que souhaite (presque ?) tout parent pour ses enfants, tout parent, surtout les plus nigauds d’entre eux, aimant à se glorifier des succès de ses enfants ; c’est également ce dont rêve tout apprenant impatient de réussir en français, pour sa fierté personnelle, non moins que pour celle de ses parents, des siens en général. Fort bien, mais il n’est là question que du français institutionnel, du français normatif, le seul qui, consacré par l’usage, puisse être réputé bel (Vaugelas) ou bon (Grevisse). Bref, le français sans faute, c’est, ce serait le français dans toute la splendeur rayonnante de l’orthodoxie dont il est la suprême manifestation, avant que, horribile dictu, divers amendements motivés par des considérations pas toujours défendables, ne la viennent, ladite orthodoxie, défigurer, pour le scandale des puristes et pour la joie délirante de leurs rivaux. Toutefois, pour ceux qui veulent bien respecter la norme, mais sans y totalement adhérer, qui tiennent compte du passé de la langue, mais sans nostalgisme ni fétichisme, qui reconnaissent les privilèges de l’orthodoxie, mais en les remettant en question, bref pour ceux ne refusent pas d’admettre, quand il s’en rencontre, la présence de fautes – grammaticales, orthographiques, phonétiques, lexicales, stylistiques, sémantiques, idiomatiques et d’autres encore que j’oublie sans doute –, mais qui interrogent le statut, justifié ou non, de ces fautes, pour ceux-là, le français sans faute, le français sans fautes sans faute, le sans-faute, s’il y en a et qu’il soit possible de le mettre en œuvre, de ce français-là, c’est justement un français, le français non sans fautes, ce n’est pas le français sans faute, pour maintenant par exemple ou pour demain, mais le français toujours à venir, une encyclopédie de toutes les pratiques passées, présentes et, même, à venir du français, la somme toujours inachevée de tous les français effectifs, possibles et même, pour l’heure du moins et probablement pour bien longtemps encore dans plus d’un cas, sinon dans tous les cas, inimaginables ; il ne s’agit plus simplement du livre dont on se voudrait seul l’auteur par excellence, parce qu’on serait le meilleur d’entre tous et que ce livre, dont on serait l’auteur, bien évidemment, serait le meilleur livre sur la question, mais du livre auquel, sans en rien savoir, chacun travaille à sa façon, le plus souvent dans l’ombre, dans l’obscurité, sans jamais songer à l’offrir au public, quelquefois du haut d’une chaire, déclamant, pérorant et offrant, avec une inépuisable générosité, aux autres, aux médiocres, aux incultes, toute la science, toute la lumière qui donnerait à voir enfin le français sans faute, et plus rarement, dans le retrait et le silence, lisant, notant, relevant, analysant avec une patience infinie, énumérant inlassablement toutes les fautes sans faute, s’adonnant même à la pratique délibérée du solécisme, ne négligeant tout recours intentionnel au barbarisme, accumulant les fautes en les juxtaposant aux règles dont elles sont l’envers ; bref, c’est le livre impossible auquel tout le monde œuvre et que personne ne saurait individuellement mener à son terme – il faudrait être un dieu pour cela !–, mais auquel tout le monde peut contribuer ; ou plutôt presque tout le monde. Car le français sans faute, ce n’est pas seulement le français sans fautes, ni non plus le français sans faillir, sans faute aucune et sans faute ; ce ne sera un sans-faute que s’il réussit la prouesse impossible d’être le théâtre toujours dynamique de toutes les virtualités réelles, imaginables et, même, inconcevables, de la langue selon toutes ses dimensions, qui met en scène tous les aspects de la langue, ici, le français, les fautes comprises, afin de les rappeler, de les dénoncer aussi et de les ridiculiser, mais non moins de les réhabiliter, sans oublier d’activement transgresser la norme et la transgression de sa propre transgression ; sans oublier de rappeler et de trouver et d’inventer tout au long ; avec et sans fautes, sans faute, le long d’un sans-faute au terme duquel, s’il y en a, on pourra enfin accéder au français sans faute au sens que peut prendre, que commence à prendre cette expression. Le français sans faute, qui n’est pas qu’une banale injonction moralo-juridique ou juridico-morale qu’il faudrait ne pas se faire faute de, faute suprême pour d’aucuns ! traiter avec tout le respect et tout le sérieux dont on serait capable, c’est surtout une interminable confrontation entre la norme et la transgression, une transgression qui comprend, qui met en scène sa propre transgression, autrement dit qui se veut la négation active et constante de toute certitude, le refus de tout dogme et le mépris de toute idéologie. C’est idéalement le travail de tous, dans les faits, celui de ceux qui sont épris de liberté et assoiffés de dignité, pourvu qu’ils soient suffisamment savants et laborieux. Pour l’heure, c’est surtout, voire exclusivement la tâche des poètes, des écrivains, des artistes aussi, parfois également celle de certains philosophes ou encore de certains professeurs, quand, ayant lu Oscar Wilde, ils savent que « tout ce qui mérite d’être appris ne saurait être enseigné », celle de tous ceux qui ne passent pas leur temps à écouter sans entendre, à regarder sans rien voir, mais qui s’efforcent de questionner, de s’interroger, de réfléchir à propos de tout ce qui se rapporte aux relations des êtres entre eux aussi bien qu’à celles entre eux et les choses, entre eux et le monde. Et le français sans faute, c’est, ce sera alors le travail sans faute sur les français (sic) sans faute aussi bien que le travail qu’est le français, sans faute avec et sans fautes, tout le long du sans-faute d’une lutte entre toute forme d’autorité et de sa négation, laquelle conduit, à son tour, devrait conduire à sa propre négation, pour que puisse, un jour, triompher la liberté ? grâce au sans-faute du français sans fautes et sans faute (aucune. Sans faute. Grâce uniquement au français sans faute ? Certainement pas ; non seulement parce qu’il n’y a pas LE français, mais toujours des français et qu’à l’intérieur de ce qu’il est convenu d’appeler le français il est d’autres langues dont il faut bien rappeler la contribution au français, mais parce que l’anglais sans faute, l’allemand sans faute, l’arabe sans faute, le russe sans faute, le mandarin sans faute, et j’en passe, sont également possibles, pourvu qu’on y songe, pour vu qu’on s’en donne les moyens, pourvu qu’on y travaille. Sans faute, ainsi que j’invite à le faire ici en français, à partir du français, pour ceci que c’est surtout à partir du français – à partir du français très fortement influencé par l’allemand du dix-neuvième siècle surtout, il convient de le préciser, à partir du français qui demeure hanté par le latin et le grec – que les plus précieuses avancées contre diverses formes de domination et en faveur d’une subversion (je ne pourrai en parler ici, mais je me permets tout de même de rappeler que la subversion, qui n’est pas une action, mais un processus, un travail, que toute subversion n’est ni ponctuelle, ni définitive) constante de toute autorité, autrement dit en faveur de la liberté et du respect de l’altérité de l’autre ont été, depuis un siècle maintenant, rendues possibles. Qu’on lise ou/ et relise Derrida, Lacan et Sollers pour s’en convaincre. Sans faute. Et l’on comprendra, si on ne l’a pas compris déjà, que le français sans faute, ce n’est pas que ce qu’on entend par là d’habitude : c’est aussi, c’est surtout le français avec et sans fautes sans faute sur la scène d’un théâtre qui, sans faute proposant la dynamique d’un parcours (linguistique, langagier) dont le sans-faute sera toujours à venir, permet d’entrevoir au moins ce que peut être le français sans faute, la praxis ou/et l’éthique du français sans faute, loin des avenues de l’orthodoxie, contre les outrecuidances de tout dogmatisme, et dans le rejet, jamais définitif et toujours à recommencer, de toute idéologie, pas seulement dans le domaine de la fiction, où il est moins difficile de mettre en scène, les idiolectes, les pathologies verbales, aussi bien que les patois, les dialectes, les français populaires en général, voire les créoles français, et même les mots étrangers dont certains sont devenus français sans que leur origine, qu’on a pourtant fini par perdre de vue, ne puisse, moyennant un minimum de travail et de volonté, être rappelée, cependant que d’autres conservent de toute évidence des traces bien audibles de leur provenance – preuves supplémentaires, s’il en fallait, de l’hétérogénéité constitutive du français et de sa participation à une polyphonie qui, comme toute polyphonie, est apte à promouvoir la paix et l’harmonie avec d’autres peuples –, mais également un jour prochain peut-être (il le faut espérer) dans la vie de tous les jours. Sans faute.