PISA 2012 : une situation abracadabrantesque

Quels que soient les défauts et les mérites des enquêtes PISA, les résultats de 2012 ne font que confirmer les résultats précédents et les enquêtes du ministère : le système éducatif français est non seulement inefficace pour la très grande majorité des élèves, mais il est devenu le système le plus inégalitaire de tous les pays développés. Cette dégradation prononcée, continue et ancienne se traduit d’une double façon : d’une part, non seulement le nombre d’élèves en difficulté augmente, mais encore l’écart se creuse entre les plus faibles et les meilleurs ; d’autre part, la France est le pays de l’OCDE où le déterminisme social, à la fois, est le plus marqué et ne cesse de s’accroître. De plus, l’école française est l’une des plus stressantes et est l’une des plus mauvaises pour la qualité de vie.

L’iniquité et l’injustice qui caractérisent le système éducatif français résultent de multiples causes immédiates. Certaines sont de nature structurelle. Ainsi en est-il de l’évolution du rôle du chef d’établissement, qui n’est pas, comme il est dit et répété dans certaines formations, un « cadre » chargé de commander des exécutants dociles ; de la répartition des masses financières, qui privilégient, par exemple, les classes préparatoires ; des problèmes posés par l’apprentissage et l’orientation, notamment vers l’enseignement professionnel ou technologique ; des horaires, qui multiplient les disciplines et réduisent la part donnée aux matières fondamentales ; de l’imposition par tel ou tel inspecteur de telle ou telle méthode, comme ce fut le cas pour la méthode de lecture idéo-visuelle de Foucambert, qui repose sur une erreur scientifique ; de l’imposition par beaucoup d’IUFM, sans aucune relativisation, d’une « doxa » catégorique, même non fondée scientifiquement. Semblablement, les programmes sont parfois source de difficultés, parce qu’il arrive qu’ils confondent quantité et qualité, qu’ils oublient le degré de maturité des élèves ou qu’ils manquent de la cohérence indispensable : par exemple, en grammaire française, les programmes de primaire et du secondaire ne sont cohérents ni entre eux ni avec la Terminologie officielle publiée en 1997 par le CNDP, ni même avec la terminologie des autres langues, vivantes ou anciennes. À toutes ces causes s’ajoute la turbulence qui caractérise l’école depuis longtemps : changements incessants de programmes, réformes incessantes, comportements au sein des établissements, consignes officieuses…

Sans nul doute, l’inadaptation et la nocivité des solutions mises en oeuvre –largement démontrées par les résultats– résultent de la nature des éléments qui sont utilisés pour les justifier. En effet, elles sont fondées le plus souvent sur des préjugés, des a priori ou des enquêtes sociologiques, qui, si elles ont le grand mérite de décrire un état de fait, n’ont que peu de valeur explicative, voire aucune, sauf à confondre corrélations statistiques et relations causales : au lieu d’utiliser les résultats des enquêtes sociologiques pour entreprendre une recherche et une analyse des causes, les résultats sont interprétés comme l’expression directe d’une causalité, ce qui interdit l’identification des causes réelles et la mise en place de solutions adaptées. Plus grave, ces solutions, imposées et parfois variables selon les modes, témoignent de l’ignorance des acquis, souvent d’origine anglo-saxonne, en pédagogie et en didactique et, ce qui est particulièrement dommageable, du refus de prendre en compte les progrès scientifiques : force est de constater qu’en France les travaux de qualité dans ces domaines sont souvent délaissés au profit du dogmatisme d’experts auto-proclamés, forts de leurs préjugés idéologiques. Ainsi, l’attachement à une forme de constructivisme largement obsolète et dont les multiples erreurs d’interprétations ont été démontrées conduit à refuser les acquis des neuro-sciences et de la psychologie expérimentale comme à ne pas prendre en compte les données empiriques : par exemple, le socio-constructivisme, largement diffusé dans certains IUFM, repose sur le déni de l’importance, voire de l’existence, du « transfert vertical », dont le rôle essentiel est pourtant solidement démontré par le cognitivisme ; de même, une enquête du sociologue Jérome Deauvieau montre que dans telle ZEP les trois quarts des manuels de lecture privilégient la méthode globale, alors que les travaux de Stanislas Dehaene prouvent qu’elle est inappropriée, ce que confirme l’amélioration spectaculaire qu’a permise, en Angleterre, l’abandon de la méthode globale.

Mais, plus fondamentalement, derrière la diversité des causes immédiates et des facteurs qui en sont à la source, agit une cause générale : le choix politique de la massification en lieu et place de la démocratisation. Pour rendre ce choix plus présentable, on a fait croire que la démocratisation de l’enseignement se confondait avec sa massification, alors que la démocratisation de l’enseignement n’implique pas seulement que tous puissent aller à l’école, mais implique surtout que tous puissent y réussir, chacun à proportion de ses besoins, de ses intérêts et de ses capacités. Ce choix d’une massification sans démocratisation a conduit et conduit encore à faire un deuxième choix, celui d’abaisser le niveau des exigences : ainsi, telle doyenne de l’Inspection générale des Lettres imposa, une année, des consignes surréalistes pour la correction de la dictée du brevet ; dans l’académie d’Orléans-Tours, pour une épreuve du baccalauréat, le barème de notation proposé fut sur vingt-quatre pour une note sur vingt ; le nombre d’élèves, au même examen, qui ont une moyenne supérieure à vingt sur vingt ne cesse d’augmenter. La conséquence de ce choix de la massification et de son corollaire la baisse, imposée subrepticement, du niveau des exigences a comme conséquence, prévisible voire prévue, que les élèves les plus démunis n’ont plus la possibilité de trouver dans l’école ce qui leur manque et qu’ils ne peuvent trouver chez eux, alors que les autres peuvent compenser ce que l’école ne leur donne pas par leur milieu familial ou grâce au recours, de plus en plus massif en France, à des leçons particulières payantes : ainsi s’est accrue et s’accroît l’augmentation des inégalités et s’explique, pour une large part, le fait que le déterminisme social soit prépondérant en France. Par exemple, depuis la mise en place de cette apparente démocratisation, le nombre d’élèves issus de milieux défavorisés n’a cessé de décroître en classes préparatoires, au point qu’il devient légitime de se demander si cette évolution est la simple conséquence d’un choix aberrant, le résultat d’un choix politique qui vise à préserver les « héritiers » d’une concurrence inopportune, voire la mise en oeuvre anticipée des recommandations données en 1996 par Christian Morrisson dans un rapport remis à l’OCDE, où il préconisait, pour réaliser des économies budgétaires sans soulever de protestations, de diminuer la qualité des services, mais non leur nombre. En dernière analyse, cette affirmation qu’il faut abaisser le niveau d’exigence, outre ses motivations politiques, repose sur l’idée que tous les enfants, notamment les enfants issus des milieux défavorisés, n’ont pas la capacité de suivre un enseignement du niveau traditionnel et qu’il faut donc abaisser le niveau général, ce qui a comme conséquence d’interdire à beaucoup, notamment aux élèves les plus défavorisés, la réussite scolaire qu’ils pourraient avoir. Cette idée, si pernicieuse, est démentie par les faits : quel que soit leur milieu d’origine, la majorité des élèves, comme l’ont montré diverses expériences, est capable de suivre un enseignement de haut niveau, pour peu que soient mis en oeuvre les moyens appropriés.

Ainsi, l’école de la République ne peut assurer pleinement sa mission auprès de tous les élèves, c’est-à-dire la formation de l’homme et du citoyen dans une perspective humaniste, que si le choix fondamental, dont tout le reste découle, est le choix de la démocratisation, et non celui de l’imposture de la massification, c’est-à-dire la volonté de permettre à tous de développer au mieux leurs qualités. Un tel choix implique de fonder l’enseignement sur une exigence de haut niveau et de faire en sorte que la grande majorité des élèves y accèdent. Pour y parvenir, il est nécessaire de fonder les solutions à mettre en oeuvre, non sur des préjugés ou des a priori idéologiques, mais sur les acquis assurés de la recherche en pédagogie et en didactique, et sur les acquis des neuro-sciences, de la psychologie dans ses diverses composantes, et de la psychanalyse. Le choix politique de la démocratisation impose donc, à la fois, des modifications structurelles, une évolution des pratiques pédago-didactiques, et la reconnaissance de la nature réelle de la fonction professorale et des conséquences qui en résultent pour la formation des maîtres.

L’importance des modifications structurelles ne saurait être minimisée, notamment pour les programmes et les horaires : par exemple, le niveau d’exigence des programmes doit s’accorder à l’âge des élèves et tenir compte de leurs connaissances réelles ; l’aspect quantitatif doit être approprié à l’horaire attribué ; les programmes doivent offrir une progression cohérente structurée et ne pas craindre la répétition, qui permet, à la fois, la mémorisation et un enrichissement progressif de la notion étudiée. Mais il importe aussi de prendre des mesures dont l’expérience ou les acquis scientifiques ont montré la pertinence : par exemple, il est indispensable qu’une situation d’échec soit immédiatement identifiée et prise en charge par une personne compétente, sinon l’échec perdure et se transforme au fil des années en échec scolaire, voire en abandon de l’école ; la diminution du taux de doublement ne doit pas se limiter à un bilan comptable, qui se traduit par une aggravation de l’échec scolaire, mais reposer sur la possibilité de recourir à d’autres solutions.

L’importance des changements pédago-didactiques est tout aussi considérable. Par exemple, il est acquis que le cours magistral, où l’élève n’a qu’à écouter et à prendre des notes s’il le peut, est inefficace, parce qu’il ne requiert pas un engagement actif de l’élève : ce fait ne s’oppose pas à un emploi raisonné du cours magistral, c’est-à-dire à l’emploi d’un cours magistral « revisité », caractérisé, à la fois, par une durée limitée et par l’interactivité, grâce à la possibilité donnée aux élèves de poser des questions ou aux interrogations réalisées par le professeur pour s’assurer que ce qu’il dit est réellement compris. Il est tout autant acquis que ce qui est parfois appelé la « pédagogie de la découverte » ne profite qu’à la minorité qui possède les connaissances et les compétences, les « prérequis », nécessaires. En effet, la majorité des élèves a besoin d’un enseignement explicite structuré, non seulement pour des raisons « intellectuelles », mais aussi pour des raisons « affectives », comme le manque de confiance en soi, deux facteurs qui imposent l’aide bienveillante du maître. Il est aussi acquis, par exemple, qu’il est nécessaire de multiplier les évaluations et les auto-évaluations, notamment parce qu’elles développent la méta-cognition, facteur important de progrès, et facilitent la mémorisation ; que l’erreur et sa correction est constitutif de l’apprentissage ; qu’il convient d’automatiser ce qui est acquis, afin, notamment, de libérer la « mémoire de travail », très limitée : ainsi, un élève ne peut se consacrer au sens d’un texte que si le décodage des mots est devenu un processus automatique. Par ailleurs, contrairement à ce qui est souvent recommandé et pratiqué, il ne faut pas enfermer les élèves, surtout les plus faibles, dans le concret, alors qu’à l’âge du collège se développent les structures neuronales de l’abstraction. En effet, pour que les capacités d’abstraction, indispensables, puissent se développer, il faut, sous peine de les voir péricliter, que les élèves soient amenés le plus souvent possible à les utiliser : il est donc nécessaire, si l’on veut une égalité des chances, que l’école offre cette possibilité à tous, notamment à ceux qui n’en trouvent pas l’occasion dans leur milieu de vie.

L’importance de la reconnaissance de la spécificité du métier d’enseignant n’est pas moins fondamentale. D’une part, l’enseignement est, dans sa nature profonde, un art, à double titre. En effet, l’efficacité de l’enseignement repose, largement, sur la capacité du maître à effectuer les choix disciplinaires et pédago-didactiques, appropriés à la situation dans laquelle il se trouve, parce que chaque élève est différent, parce que chaque maître est différent, parce que chaque situation de difficulté, voire d’échec, a des causes spécifiques. Aussi, loin d’être un répétiteur qui se contente de réciter une leçon toute faite, le maître est dans la nécessité, à chaque instant, d’effectuer des choix, dans ce qu’il transmet et dans sa manière de transmettre, afin de s’adapter au mieux à la réalité du moment : par exemple, l’incompréhension de tel ou tel élément ne se résout pas, sauf exception, par une répétition à l’identique, mais suppose, au minimum, le choix d’une autre présentation et, le plus souvent une recherche de la cause, dont la nature peut être très variée : l’origine peut être, par exemple, une incompréhension du vocabulaire, souvent liée à la polysémie ou à l’histoire personnelle de chacun, une simple lacune, une difficulté passagère comme un problème financier, une raison psychologique, consciente ou inconsciente. De plus, toutes choses égales par ailleurs, la qualité de l’enseignement et son efficacité dépendent de la relation pédagogique qui s’établit entre le maître et les élèves, même dans les classes du second cycle. L’efficacité d’une heure de classe dépend pour une grande part de la relation d’empathie qui se crée tout au long de l’année, de la confiance réciproque qui s’instaure, de l’enthousiasme de chacun pour cette cause commune de la recherche de la vérité, d’autant que, non seulement le maître, qu’il le veuille ou non, est un modèle, mais aussi que l’on enseigne autant ce que l’on est que ce que l’on sait. La liberté pédagogique est donc la condition d’un enseignement efficace qui permette à chaque élève de s’approprier les contenus du jour : la contrepartie de cette nécessaire liberté est la nécessité pour le maître de développer une vision critique de sa pratique, ce qui suppose des confrontations régulières avec ses collègues, de sa discipline ou non, voire de pratiquer ce qui fut appelé un temps la « recherche-action ».

D’autre part, si l’enseignement est un art, cet art requiert une formation scientifique de haut niveau, assortie d’une formation continuée, dans deux domaines. Les enseignants doivent avoir une formation disciplinaire élevée, garantie par des concours de recrutement anonymes. Cette nécessité d’un savoir important et pleinement dominé s’explique, entre autres, parce que les enseignants, pour pouvoir tenir leur rôle dans la transmission des savoirs et la formation de l’esprit, notamment de l’esprit critique, doivent être capables de choisir une progression et un contenu appropriés à la réalité, d’identifier les causes des erreurs de leurs élèves et de trouver des solutions pour les surmonter, ce qui implique une hauteur de vue et une maîtrise disciplinaire sans commune mesure avec les connaissances qu’ils enseignent : l’enseignement dans les classes du premier cycle demande un savoir aussi important que dans les classes supérieures. Mais, si le maître reste, quoi qu’on en dise, le dispensateur d’un savoir cohérent, structuré et inséré dans une perspective d’ensemble, il doit aussi, tout autant, avoir les connaissances et les compétences nécessaires pour exercer pleinement sa liberté pédagogique, c’est-à-dire pour être capable de prendre en compte efficacement la réalité des élèves qui lui sont confiés et leurs difficultés éventuelles, quelle qu’en soit l’origine –économique, sociale, familiale, cognitive–, ce qui suppose une formation professionnelle à la fois théorique et pratique. La formation théorique doit lui donner, notamment, les moyens de maîtriser les multiples aspects que revêt la situation d’enseignement, d’identifier les facteurs nombreux et divers qui sont la cause des échecs scolaires et d’adapter sa pratique effective à la diversité des situations rencontrées. Cette formation théorique doit donc mettre l’accent sur les acquis, dans leur diversité, de la psychologie, informée par les neuro-sciences et la psychanalyse, notamment en ce qui concerne la psychologie sociale et la psychologie cognitive. Par exemple, les acquis scientifiques montrent que la faculté d’inhibition joue un rôle important, que l’aide apportée par le maître dans l’accomplissement d’une tâche est essentielle. La formation pratique, sous la forme d’au moins trois stages effectués dans des établissements au public sociologiquement différent et à plusieurs niveaux de la scolarité, doit permettre, à la fois, la connaissance de méthodes diverses et le début, encadré, d’une pratique personnelle effective.

Ainsi, l’école peut redevenir l’École de la République à condition de faire clairement et explicitement le choix politique de la démocratisation, et non de la massification, c’est-à-dire de lui rendre le haut niveau d’exigence, qui a longtemps été le sien, plus encore sur le plan qualitatif que quantitatif, et d’en tirer les conséquences sur le plan des structures, de la pédago-didactique, et de la spécificité du métier d’enseignant. Mais, si la querelle récurrente entre « pédagogistes » et « conservateurs » est vaine, tant les deux aspects sont indissolublement liés, encore faut-il que la formation disciplinaire des enseignants reste une formation de haut niveau et que la formation pédago-didactique prenne en compte les acquis scientifiques, ce qui suppose que les ESPE, les Écoles Supérieures du Professorat et de l’Éducation, ne soient pas simplement le retour aux errements massifs de la plupart des défunts IUFM.