Présentation du rapport sur la série L

Il n’est pas de cause définitivement perdue, à plus forte raison quand il s’agit de servir l’homme. Au moment où l’avenir d’une École, construite par une République conquérante, paraît menacé, quand cent autres organisations, mille autres personnalités de notre pays se résignent et acquiescent à l’idée reçue selon laquelle le monde a tellement changé que l’homme ne peut être pensé que changeant et autre, l’Association des Professeurs de Lettres s’insurge : comment penser la démocratie en l’absence d’un référent unique et stable? L’homme est ce « référent », quoi qu’il invente pour s’aliéner, pour se mutiler, pour se détruire, et se penser d’abord comme singulier, pire, comme individu, non comme personne, revient à l’abandon de soi devant toutes les puissances du monde avides de pouvoir.

L’A.P.L. a entrepris depuis longtemps de « témoigner » ; elle fait davantage en donnant corps à l’humanisme qui l’anime : le 16 novembre 2003 elle a approuvé à l’unanimité le rapport de la commission animée par Romain Vignest sur l’état et l’avenir de la série « L » des lycées. Il le fallait : c’était scandale que de voir une série à vocation d’excellence selon la volonté proclamée d’un ancien ministre, F. Bayrou, vouée à l’échec. On pourrait objecter : « Pourquoi cette sollicitude pour la série « L » à part l’intérêt catégoriel ? » La réponse va de soi : la série « L » est toute désignée pour constituer le vivier de l’humanisme dans les lycées ; si elle s’effondrait définitivement, non seulement les élèves attirés surtout par les lettres perdraient une chance de développer leurs talents, mais le système tout entier s’en trouverait mutilé au grand dam de l’ensemble des élèves, y compris ceux des autres voies (technologique et professionnelle, qui pâtissent déjà et pâtiraient davantage d’une insuffisante diversification des cursus, alors que déjà la série «L» tend à être confondue, au moins dans les esprits, avec les classes S.T.T. [Sciences et Technologies du Tertiaire]). Un lycée qui n’abrite pas l’humanisme est un lycée sans âme et, par là, fragilisé, proie offerte aux ennemis de l’émancipation. De nos jours une série «L» renforcée garantirait une capacité de résistance de notre École attaquée de l’extérieur comme de l’intérieur. Or il faut bien se rendre à l’évidence : la série « L » présente des symptômes de langueur, justement du fait de ces attaques. C’est à l’A.P.L. en tout premier lieu qu’échoit la responsabilité de lui porter secours à la mesure de ses moyens.

Le symptôme le plus inquiétant est que l’orientation en « L » soit déterminée négativement : ce n’est pas une règle absolue certes, mais une tendance qui s’aggrave. On vient en «L» parce qu’on est mal aimé des mathématiques et de la physique et que l’on se méfie des sciences économiques et sociales censées conduire aux études juridiques (aux « facs de Droit ») : le sentiment d’une incapacité d’une part, la peur d’un rétrécissement des débouchés d’autre part. À tort ou à raison, peu importe : élèves et familles investissent et consomment en prenant des risques en vue du succès à l’examen. Trop souvent l’on se fourvoie en «S», on s’ennuie en « ES » et l’on traverse sa «L» en croyant avoir déjà échoué, avec pour seule chance — ou presque — de rallier l’élite : un cursus dans un Institut d’Études Politiques, autant dire un miroir aux alouettes. Navrant et malsain !

Il faut mettre un terme à ce gâchis : donner à comprendre que la réussite sociale et surtout la réussite humaine ne passe pas forcément par l’habileté à résoudre des équations mais par l’effort et le travail en toute discipline, que l’on apprend à raisonner avec des mots et pas seulement des symboles, que le choix d’une orientation est d’abord affaire de goût, que la science doit céder le pas à la conscience. Voilà l’humble et immense mission qui incombe au système éducatif. Encore faut-il préparer les structures d’accueil, autrement dit reconstruire la série « L ». Telle est la clef de la démocratisation de notre enseignement secondaire.

Le rapport sur la série « L » contribue, n’en doutons pas, à informer le pouvoir politique, à lui indiquer une direction trop longtemps perdue de vue. Si ce texte élaboré par une association aux sensibilités diverses — chacun connaît l’individualisme des professeurs de Lettres ! — s’en va dormir dans un tiroir ministériel ou présidentiel, au moins le fruit de longues et passionnées autant que passionnantes discussions demeurera comme un témoignage précieux et digne d’être utilisé quoi qu’il arrive en France, en Europe. Au fait, l’Europe peut-elle exister en répudiant l’humanisme qui habite son idée ? Restons optimistes en bons humanistes.