Rapport moral 2023

Le devoir et la fierté propres de notre association consistent, non seulement à tenir le front de l’instruction, mais à continûment en assurer le ravitaillement intellectuel et moral : cette jonction sacrée avec l’arrière des auteurs que nous lisons et expliquons donne son sens au combat que nous menons, ce sens si souvent absent des ritournelles pavloviennes politiques ou syndicales. Quatre batailles connexes nous ont ainsi occupés lors de ces douze derniers mois.

Avec nos partenaires de la Conférence des associations de professeurs spécialistes, nous avons continué à demander la révision de la réforme du lycée, à commencer par celle du baccalauréat. Outre notre attachement à ce qu’il consiste entièrement en épreuves nationales et terminales, qui garantissent en amont une homogénéité globale de l’enseignement dispensé dans les lycées, c’est l’existence même de cet enseignement que nous défendons en tenant nos positons. Car la transformation des établissements en usines à examens interdit la sérénité nécessaire à une véritable imprégnation des élèves par la connaissance ; le contrôle continu et la subordination de leur cursus à Parcours sup les condamnent à un utilitarisme intellectuellement délétère : ce n’est plus l’examen qui sanctionne l’assimilation des cours, ce sont les cours qui n’ont désormais plus d’autre finalité que le diplôme à obtenir. La spécialisation prématurée des élèves et des enseignements participe de cette monstruosité, qui est aussi une absurdité, tant l’Université déplore le défaut désastreux de culture générale chez ses étudiants. Culture générale, c’est-à-dire classique : comment certains de nos partenaires ont-ils pu commettre cette erreur fatale, que nous avions dénoncée dès 2018, d »avoir oublié le caractère emblématiquement général du latin et du grec et de penser les sauver contre leur nature, contre la tradition issue de l’humanisme, d’une part en les assignant au statut d’enseignements de spécialité, d’autre part en leur assignant des programmes, non plus littéraires, mais anthropologiques ? L’APLettres continue au contraire de demander la création en seconde d’un « enseignement de culture humaniste », à choisir dans une liste restreinte ne comprenant que les langues anciennes et les enseignements artistiques, et sa perpétuation jusqu’au baccalauréat, à travers, dans la structure actuelle du lycée, son inscription au tronc commun.

C’est de même parce que nous défendons l’instruction, c’est-à-dire la formation d’esprits libres et éclairés par la transmission critique des connaissances et l’exercitation à la méthode, que nous sommes dès longtemps et résolument engagés, avec nos partenaires, contre la dénaturation du Capes, que le CSP voudrait encore aggraver. À un enseignement émancipateur, il faut des professeurs spécialistes de leur discipline et toujours au fait de ses questionnements. Parce que la fonction sacrée du professeur est d’apprendre à penser, non de prêcher quoi penser, de former et nourrir l’intelligence, non de l’endoctriner, il doit être l’auteur de son cours, un cours qu’il ne doit cesser de remettre sur le métier de la recherche, et non le répétiteur d’une « science » officielle ; son excellence disciplinaire est une garantie indispensable contre l’instrumentalisation des connaissances, si tentante pour tout gouvernement : vitam impendit vero. Au reste, si l’Éducation nationale ne recrute plus, et notamment plus les meilleurs étudiants, ce n’est pas d’abord parce que le métier est difficile et qu’il ne paie pas – ce qui n’est pas nouveau pour le moins ; c’est avant tout parce que la principale motivation du candidat professeur à l’exercer était le désir de transmettre son étude, la passion de sa discipline, et que ce n’est plus là ni ce sur quoi le jury l’éprouverait, ni ce à quoi sa hiérarchie l’emploierait. L’APLettres ne cédera jamais sur ce point crucial, parce que sur lui repose la démocratie elle-même et il n’est pas anodin qu’elle ait eu, cette année encore, à défendre la liberté d’expression de plusieurs collègues.

C’est ainsi que nous entendons le sens et le rôle de notre discipline : nous refusons que les textes soient convoqués à l’appui d’un credo, que leur explication consiste au contraire à interroger, quitte à l’ébranler. Et c’est pour cette raison que nous nous opposons catégoriquement à ce que les programmes de littérature soient structurés par thèmes, à ce que les auteurs soient démembrés aux quatre coins d’un manuel, à ce que leurs écrits ne soient commentés qu’en fonction d’axes qui les gauchissent. L’histoire littéraire doit seule ordonner les programme, l’analyse linéaire doit précéder toute approche thématique : il ne s’agit ni plus ni moins que d’apprendre à lire, donc à entendre même et surtout ce qui dérange. C’est ainsi qu’on émancipe la pensée : en lui apprenant à se déporter hors de ses habitudes dans l’esprit d’une autre époque et d’auteurs dont l’autorité précisément vaut bien la peine qu’on doute de soi.

Le préalable bien sûr – encore que ce soit à leur contact qu’on apprenne à parler – ce dépaysement est qu’on maîtrise la langue, ce qu’interdit le saupoudrage encore imposé dans maints INSPE et par maints IPR, ce qu’ils appellent la « séquence didactique » : il faut que chaque semaine une leçon soit spécifiquement consacrée à la grammaire et que chaque semaine une leçon soit spécifiquement consacrée à l’orthographe. L’APLettres à cet égard demande le rétablissement des programmes de 2009, qu’elle avait inspirés et dont la réforme du collège de funeste mémoire faucha les prémices. Il faut de la méthode à l’acquisition du parler, et il y faut le temps qu’il faut. Il faut que cesse enfin la dispersion des heures qui depuis cinq décennies a tant dépouillé le français que l’élève entrant aujourd’hui en seconde a perdu deux ans par rapport à son camarade des années 70. De même, l’horaire de langues anciennes doit être fixe, de trois heures en quatrième comme en troisième, et fléché dans la DHG. Mais là encore la signature de l’APLettres est de ne pas se borner à réclamer « des moyens » ; ce que nous voulons, c’est que soit engagée une réflexion de fond sur la place et le statut des langues anciennes, spécialement du latin, dans l’enseignement secondaire, qui ne saurait plus être celui d’option si l’on a vraiment conscience que menace cet « hiver de l’esprit » que Marguerite Yourcenar voyait venir, si l’on tient à ce que vive encore le français et que les textes français soient encore lisibles demain.

Dépayser l’élève, par les lettres, par la méthode, par le latin, le dépayser continûment et systématiquement, le dépayser aussitôt franchi le seuil du collège ou du lycée pour qu’il prenne l’habitude de l’être encore quand il en sortira, pour qu’il échappe à ce que Barthes appelait le « fascisme de la langue », celui de ce que Mallarmé appelait les « mots de la tribu », qui sont en vérité ceux de ses chefs, de ses druides et de ses bardes. On ne saurait à moins instituer l’honnête homme du XXIe siècle, à qui il ne faudra pas moins de patience et de minutie pour décrypter les sophismes des oligarques qu’il en aura fallu à ses maîtres pour y former son esprit.

Romain Vignest

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