Rapport moral 2017

Annus horribilis. Les mois écoulés depuis notre dernière assemblée générale sont assurément les plus funestes que nous ayons connus ces vingt dernières années, au point que les frêles conquêtes, ou reconquêtes, dont nous pouvions nous féliciter, depuis 2009 notamment, nous ont échappé. Année funeste, parce que la réforme du collège, que nous avons, comme d’autres et avec d’autres, combattue sans faillir, est entrée en vigueur. Le passage en force de la ministre est d’ailleurs en lui-même une insulte éhontée au savoir. Quand tant de professeurs, quand tant de savants, quand quatre académies, quand tant de voix autorisées et de discours argumentés s’élèvent sans qu’on prenne même la peine de leur répondre, de leur répondre à tout le moins autre chose que des éléments de langage inadéquats, on outrage évidemment, ouvertement le savoir et la raison, on arbore le hideux visage de l’ignorance arrogante, celui de la barbarie. Et quand à son service on use de toutes les astuces, de tous les sophismes, de toutes les forfaitures que permet la rhétorique assise sur la désinformation, on mène évidemment aussi une entreprise, aussi abominable qu’inouïe, de destruction haineuse et méthodique du savoir.

Je ne reviendrai pas ici sur des détails que tout le monde connaît, que nous avons analysés à longueurs d’éditoriaux, de motions, de communiqués de presse. La réforme du collège et, plus encore, les programmes qui l’accompagnent ne sont que la mise en œuvre de la loi Peillon et du socle commun, né de la loi Fillon, qu’elle a repris à son compte en l’empirant. Elle repose sur un principe effrayant : l’inégalité par le vide. La transmission des connaissances serait inégalitaire, socialement et ethniquement, en ce que celles-ci résonnent, ou non, avec l’environnement intellectuel dans lequel sa famille et son milieu inscrivent l’élève. Il conviendrait donc de lui substituer un enseignement à vide, qui consiste à l’entraîner à des manières de faire, des manières d’être, des manières de penser. C’est ce qui convient et suffit, nous dit, non sans cynisme, l’OCDE, à un individu efficient et satisfait dans une société post-moderne, dont nul ne songerait plus sans folie à remettre en cause la nécessité. À vrai dire, il ne s’agit pas tant de cynisme que d’indigence. Car, en le rendant incapable de comprendre le monde dont il ne connaît pas l’histoire, la nature dont il ignore les lois, l’homme dont il n’a pas appris les débats, cette éducation creuse en l’individu un abîme vertigineux et le prive des moyens de critiquer les discours qui convoitent de le remplir. Est-il si étonnant que ceux qui ignorent d’où vient et ce que symbolise le drapeau tricolore soient les mêmes qui pensent que le VIH est transmissible par la transpiration, les mêmes aussi qui soient si aisément perméables qui aux thèses de l’extrême-droite, qui à celles du fondamentalisme islamique ? Il n’est pas moins inepte de penser qu’un esprit peut être critique sans connaissances, que de croire qu’un homme peut se contenter de vivre en consommant. L’enseignement de l’ignorance mène l’individu au vertige et à la paranoïa, la société au chaos, social et politique.

Ce discours n’a donc pas été entendu ; il ne saurait l’être d’ailleurs de décideurs dépourvus de vision comme de culture, qui ne sont plus guère que des gestionnaires –– et d’abord de leur propre carrière. Entendons-nous bien, nous ne pointons pas seulement leurs obsessions budgétaires : les hiérarques de l’Éducation nationale, à l’instar des hommes politiques, sont des gestionnaires en ce qu’ils ne voient les choses qu’au travers de statistiques rapportées à des objectifs eux-mêmes chiffrés, fixés par des institutions et selon des a priori qu’on ne critique pas. Et c’est là que la boucle se boucle…

Bref, nous n’avons jamais été si peu entendus du ministère, au point que nous n’avons plus souhaité, non plus que nos partenaires, y retourner – à quoi bon d’ailleurs, sinon pour témoigner d’une agonie fébrile et tragiquement sûre d’elle-même, soucieuse seulement que sa nocivité lui survive ? Nous préparons l’avenir, en soufflant sur les braises qui dans l’opinion prouvent qu’est vive encore la flamme, le désir de savoir et comprendre, d’hériter et transmettre, de penser et de jouir ; ils ne sont pas rares les ouvrages de vraie vulgarisation, les livres et les émissions qui rappellent aux Français qu’ils ont une histoire, les expositions qui manifestent des beautés non frelatées, les articles qui chaque semaine dans la presse célèbrent le prix et les vertus du grec et du latin.

Aussi, ces derniers mois, notre action s’est-elle animée d’un nouveau souffle et apprêtée à se renforcer. Nous avons pris toute notre place dans le réseau Antiquité-Avenir, entreprise hardie et difficile d’articuler l’action de dizaines d’associations hétérogènes, mais où nous avons rencontré, je le crois, des hommes de bonne volonté, dont la vue est haute et le souffle long. Car la singularité et la force de l’Association des Professeurs de Lettres, c’est de ne pas se contenter de recenser les heures de cours mal placées et les armoires qui grincent, c’est de tenir un discours de fond, de ne pas davantage dissocier la pédagogie de la philosophie que l’éducation nationale de la nation à enseigner. C’est pourquoi, par exemple, quand nous discuterons, tout à l’heure, de grammaire, nous ne nous contenterons pas d’évoquer la terminologie, nous réfléchirons aux implications pour l’homme du choix d’un modèle grammatical plutôt qu’un autre.

Je crois, chers collègues, que nous devrons, dans les semaines et les mois qui viennent, synthétiser et mettre à jour notre corpus doctrinal et nos préconisations, ce avec l’’exactitude, l’’envergure, la vigueur qui signalent le travail et la voix de notre association. Il nous faudra le faire sans peur d’’indisposer des partenaires moins ambitieux ou moins audacieux que nous parce que, dans un rapport du faible au fort, et qui plus est dans les périodes critiques, on a tout à perdre en étant pusillanime, partisan ou à courte vue. Et c’’est sur cette base, sans compromis, que nous collaborerons avec la Conférence des associations de spécialistes, si toutefois elle ressuscite, ou avec nos amis « littéraires », dont les options pédagogiques sont parfois plus floues et les précautions politiques plus timides que les nôtres.

Nous devons continuer à parler haut et à enter nos analyses sur nos études, notre activité militante sur notre activité savante : c’est de là que nous parlons, illustrant nous-mêmes l’’importance de la littérature dans la formation du jugement et l’’assomption d’’une responsabilité devant l’’histoire et devant l’’homme. Nous nous réjouissons que La Grande Guerre des écrivains en soit à son deuxième tirage, malgré l’’hostilité de certains pontes de l’’oligarchie des lettres. Nous songerons à de futurs ouvrages du genre, mais pour l’’heure nous avons deux priorités : la diffusion de notre revue dans les établissements, les bibliothèques et les librairies, sur les réseaux de vente en ligne également, et la mise en place des Éditions de l’’APLettres, éditions en ligne spécialement vouées aux publications pédagogiques. Le titre n°1 de ces éditions sera consacré à l’enseignement du vocabulaire, et je remercie François Bourdil de nous en avoir inspiré l’’idée ; il sera suivi des actes des journées pédagogiques que nous avons consacrées à l’’explication de texte et à la dissertation, puis aux journées de formation et de recherche qu’’avec Jean-Noël Laurenti nous avons contribué à organiser à Pau.

Nous devons continuer à moderniser et à perfectionner notre communication. Notre site est en cours de révision, à l’’occasion justement de l’installation de notre maison d’édition virtuelle, mais aussi, enfin, d’’un système d’’adhésion en ligne qui nous épargnera ces minutes fatales qui fourvoient souvent nos collègues lorsqu’’ils cherchent leur chéquier. Surtout, ces derniers mois ont vu l’’APLettres prendre pied sur Facebook et Tweeter (instagram et snapschat ne nous ayant pas paru les instruments les mieux ajustés à notre propos) : quels que soient nos rapports personnels aux réseaux sociaux, ils sont un lieu de parole, de notoriété et d’’influence que nous ne saurions nous passer d’’investir. Je remercie donc très chaleureusement Jean-François Kosta-Théfaine d’’avoir avec alacrité et efficacité repris les rênes de nos comptes et de leur avoir déjà amené, comme à notre revue d’ailleurs, de nouveaux sympathisants. Il rejoindra aujourd’’hui le Bureau, au poste nouveau de responsable des réseaux sociaux, tandis que Jean-Christophe Peton occupera celui, nouvellement créé lui aussi, en lien avec nos amis de l’’APHG, de responsable des Lycées professionnels : leur arrivée témoigne de l’’énergie et de l’’expansion de notre association, bien décidée à compter et à influer sur le cours des événements, bien résolue à ne pas laisser la place, ni les intelligences, aux marchands ni aux gourous, bien certaine qu’elle porte avec elle un peu de l’’avenir de la République et un peu de l’’avenir de l’’Esprit.

Romain Vignest