Les incertitudes qui pèsent ces temps-ci sur notre école en général, sur notre discipline en particulier suscitent l’anxiété de nombre de nos collègues. Notre association a, ces derniers mois, non seulement réaffirmé ses positions, avec fermeté et au plus haut niveau, mais aussi affermi sa crédibilité et son autorité grâce à ses publications, aux manifestations qu’elle a organisées, aux partenariats qu’elle a tissés. Elle s’est, par là-même mais également à travers l’amélioration de sa communication, employée à accroître son audience.
Le vent mauvais qui souffle ces derniers mois sur l’éducation nationale semble en effet plus fort qu’il ne l’avait été depuis plusieurs années. D’abord, il s’en faut de beaucoup que l’Institution ait échappé aux errements pédagogistes. Le ministère n’a pas renoncé à l’enseignement par compétences, préservant et pérennisant au collège le funeste et grotesque livret du même nom. Ce dogme, révélé par l’OCDE et l’Union européenne, justifie le caractère morcelé de l’enseignement dispensé à nos élèves : puisque ce sont uniquement des méthodes et des pratiques qu’il s’agit de leur faire contracter, il est logique de ne pas chercher à leur faire connaître l’histoire de leur littérature (et d’ailleurs, plus largement, l’histoire de leur pays) dans sa globalité et sa continuité. Certes, les programmes de lycée insistent sur la réflexion et le plaisir du texte, sur sa mise en perspective historique aussi, mais le professeur est incité à procéder sous forme de prélèvements discontinus, à présenter à ses élèves des « carottes » extraites du substrat littéraire à distances inégales et très schématiquement, donc très faussement, rapportées les unes aux autres. Ce n’est pas ainsi que les futurs citoyens se sentiront dépositaires d’un patrimoine qui leur est pourtant commis ; ce n’est pas ainsi que leur compréhension du monde s’éclairera et se nourrira de la pensée des auteurs, une pensée mutilée parce que souvent réduite à un seul extrait prétendument emblématique, une pensée infirme parce que dissociée des débats dans lesquels elle s’inscrit et des œuvres sur lesquels elle s’articule. Mais il y a pis : les programmes de 2009 pour les classes de collège, que notre association a inspirés et soutenus, qui commencent tout juste à être correctement appliqués, ces programmes seront bientôt remplacés et nous ne faisons guère confiance à ceux qui sont chargés d’écrire les prochains, ceux-là mêmes qui inspirèrent naguère les calamiteux programmes de 1995.
En latin et en grec, nous n’avons guère été écoutés. Si les programmes font la part belle à l’histoire romaine et ordonnent au collège une progression grammaticale pertinente, les manuels continuent de promouvoir une pédagogie aberrante, à base d’induction intégriste et de textes précocement authentiques, zébrés de passages traduits. Surtout, la structure de la classe de seconde, qui organise soigneusement la mise en concurrence de nos disciplines avec des enseignements gadgets, ne sera pas modifiée. Notre seule et frêle satisfaction est de voir notre proposition d’un enseignement du latin dès la Sixième mis en synergie avec le français reprise par l’Inspection générale ; mais rien n’en annonce la mise en œuvre.
Nous avons en effet rencontré, le 7 février dernier, après plusieurs années d’opprobre et d’interdit, le doyen du groupe des lettres, Paul Raucy. Je ne reviendrai pas ici sur le contenu de cet entretien, qui a mis en lumière de nombreuses convergences de fond ; c’est un acquis, mais quelle est l’audience de l’Inspection générale, quand les instances investies de ses anciennes missions, supprimées ou raréfiées dans les années 2000, pullulent à nouveau, avec en leur sein les maîtres pédagogistes qui sévirent avec la nocivité que l’on sait dans les années 1990 ?
Au reste, le gouvernement actuel s’attaque désormais et sans avancer masqué aux fondements mêmes de notre système éducatif. Le Capes a été réformé au bénéfice de la didactique et des sciences de l’éducation, au fallacieux prétexte que la maîtrise disciplinaire est déjà, peu importe à quel niveau, validée par l’Université et l’obtention d’un master dont nous savons la corruption ; le Capes unique de lettres, sous la forme prévue, marginalise les lettres classiques. L’Association des Professeurs de Lettres a défendu, à l’Élysée, en septembre, auprès d’Anne Courrège, conseillère du Président de la République pour l’éducation et la culture, des propositions précises et que nous croyons efficaces, mais qui n’ont pas été entendues.
À présent, ce sont les statuts de 1950 qui sont remis en cause, et avec eux la mission même des professeurs du secondaire. Face à cette offensive, qui pourrait être fatale, il faudrait que les associations de spécialistes reprennent de la voix, se fassent entendre comme elles y réussirent entre 2003 et 2008. Las ! Il n’y a plus de Conférence des présidents, et nos efforts pour la ressusciter, efforts partagés par l’APHG et l’APPEP, n’ont pas encore porté leur fruits. Il y a pourtant urgence, et nous espérons que la prochaine rentrée sera sur ce point plus fertile en espoirs et en actions.
Car notre association n’a pour sa part jamais abandonné le front. Avec les moyens humains limités qui sont les siens, elle n’a de cesse d’analyser, de proposer, de discuter. Qu’il s’agisse de mener une réflexion de fond, comme la critique du rapport PISA que nous devons à Jean Cancès, ou d’élaborer de nouvelles structures, de nouveaux programmes, elle s’illustre tant par son sérieux, que ne hante ni le passéisme obtus et grincheux ni la passion puérile de l’innovation, que par sa connaissance du terrain. Surtout, aucune autre association n’articule comme la nôtre une pensée sur l’école, son organisation et sa pédagogie, sur une activité scientifique de haute tenue. Notre revue est emblématique de cette démarche, où les productions savantes illustrent et fondent tout à la fois notre doctrine : d’une part, nos convictions se nourrissent des grands textes, dont, humanistes, nous répétons précisément que seuls ils permettent de penser l’avenir, d’autre part, nous réalisons exemplairement ce que nous préconisons, l’exploration continue du patrimoine littéraire par tous les professeurs de lettres du Collège à l’Université au service de leur enseignement et de leurs élèves, de la nation et de l’humanité.
Entre la conférence de Marie Leca-Tsomis consacrée à Diderot, lors de notre dernière assemblée générale, et celle que prononcera tout à l’heure Myriam Anissimov sur Romain Gary, le beau numéro hors-série de notre revue consacré à Jean-Jacques Rousseau apparaît comme un exemplaire de luxe de notre revue dont il reprend la maquette mais à laquelle il ajoute une reliure thermocollée et une riche iconographie en couleur, dont les droits nous ont été offerts notamment par le Musée Jean-Jacques Rousseau de Montmorency et le Musée d’art et d’histoire de Genève. Il nous a valu de nombreux compliments de la part de nos adhérents et représente un précédent qu’il faudra renouveler à l’occasion d’anniversaires importants par exemple. Cette publication marque en effet l’approfondissement de notre partenariat avec la Mission aux commémorations nationales, qui avait déjà subventionné La France et les lettres, qui l’a jointe au volume 2014 des Commémorations nationales et avec laquelle nous allons dès l’automne prochain collaborer pour un cycle de conférences d’histoire littéraire ouvert au grand public et dont la conférence de cet après-midi sera pour ainsi dire l’avant-première. Notre association est en outre en train de préparer son quatrième livre en quatre ans, La Grande Guerre des écrivains, à paraître cette année aux Classiques Garnier ; ce livre, qui réunit trente-deux collaborateurs, universitaires émérites, jeunes chercheurs, professeurs du secondaire et des classes préparatoires, sera l’ouvrage de référence sur le sujet qu’elle traite, la Première Guerre mondiale en littérature ; il bénéficie du soutien de la Commission française d’histoire militaire, et de celui de la Mission aux commémorations nationales ; elle en organisera la présentation officielle et la diffusion. Un tel travail fonde l’autorité intellectuelle de l’Association des Professeurs de Lettres autant qu’il la fait connaître : universitaires, inspecteurs, collègues, hiérarques, ils ne peuvent nous ignorer ni se gausser d’une association qui enfante de tels ouvrages en collaboration avec de telles institutions.
On ne s’étonnera pas dès lors que notre parrainage ait été recherché pour célébrer le centenaire d’Aimé Césaire. Bien plus, les trois journées « de formation et de recherche » (j’insiste sur ce libellé qui résume leur esprit) organisées à Pau, sous la houlette de Jean-Noël Laurenti et de Patrick Voisin, en partenariat avec l’Université de Pau et l’Inspection pédagogique régionale de l’académie de Bordeaux, sont l’illustration et la reconnaissance de notre vision de l’enseignement des lettres et ont rencontré un vif succès auprès de nos collègues sur place. Et je n’oublie pas la Francophonie ! Nos relations avec l’association Francophonia-Liban par exemple, que préside l’une de nos adhérentes, Clotilde de Fouchécour, sont précieuses et prometteuses ; notre vice-présidente, Delphine Hassan, est particulièrement investie dans l’organisation d’échanges qui permettront la formation de nos collègues libanais. On prévoit que le français sera la langue plus pratiquée dans le monde à la fin du siècle : c’est une chance pour l’humanisme, si nous savons la saisir, si c’est un français, non pas figé bien sûr, non pas fermé aux idiomes, singulièrement africains, qui le fécondent, mais toujours aussi foisonnant et toujours aussi rigoureux.
Cette activité scientifique ne nous détourne pas de notre action militante, la société savante ne console pas l’association de professeurs : tout au contraire, elle autorise notre discours, elle illustre notre métier, elle nousillustre. Trente siècles de littérature grecque, latine, française et francophone sans cesse étudiée et exhaussée : voilà d’où et de quelle hauteur nous parlons.
Il n’en reste pas moins nécessaire de mettre à jour et de rendre plus performants nos outils de communication et de diffusion. Le précieux partenariat que nous tissons avec la Mission aux commémorations nationales en participe mais il faut aussi prendre des mesures pratiques qui accroîtront notre audience. Le sigle de l’Association des Professeurs de Lettres sera désormais APLettres, nos activités n’ayant que fort peu à voir avec l’allocation personnalisée au logement, qui nous faisait de l’ombre. Notre site internet vient d’être entièrement refondu par Monsieur Loïc Chahine, qui a également dessiné le logo qui manquait cruellement à notre association et dont nous parlions depuis je ne sais combien d’années. Nous souhaitons que ce site, tout à la fois plus agréable et plus fonctionnel, devienne une ressource pédagogique pour nos collègues, mais à notre exigeante manière, loin des weblettres et autres usines à cours prémâchés et frelatés ; aussi accueillera-t-il bientôt et pour commencer les actes de nos journées paloises.
Il nous faudra cette année régler la question de la mise en valeur de notre revue. C’est misère de voir cette publication, dont tout le monde s’accorde à saluer la qualité – et je tiens à remercier nos contributeurs les plus assidus et les plus substantiels : Sylvie Nourry, Georgette Wachtel, notamment, mais pas uniquement, pour la « Page européenne », Michel Serceau et Alain Vauchelles pour l’excellente rubrique « De la salle au salon » et, bien sûr, Jean-Noël Laurenti, son responsable – c’est misère donc de voir une telle publication si peu diffusée. Nous allons donc avant la fin 2014 prendre les contacts et les mesures qui permettront d’augmenter le nombre d’abonnements, notamment institutionnels, et de vendre la revue par le biais de librairies physiques ou en ligne ; peut-être cela impliquera-t-il de réfléchir aussi à son aspect lui-même, et le hors-série Jean-Jacques Rousseau a chez beaucoup d’entre nous suscité le désir d’une revue dont les numéros ordinaires lui ressembleraient…
Enfin, je crois que nous devons renouveler, si possible dans d’autres académies, l’expérience paloise, dans des endroits où de telles journées sont susceptibles, grâce à la présence de membres actifs, de tisser des liens pérennes entre notre association, nos collègues et les instances locales, universitaires ou rectorales.
Puissent ces décisions accroître le nombre de nos adhérents ! Je sais la déception des membres du Bureau, et je la partage : nos livres se vendent, nos journées de formation sont fréquentées, mais les collègues ont le chéquier frileux et, plus encore, l’engagement inhibé. Mais faire des adhésions n’est pas une fin en soi pour une association comme la nôtre, qui peut rayonner et influer sans compter de nombreuses divisions. Nous sommes l’avant-garde : elle n’est jamais pléthorique. Il n’en reste pas moins que l’expansion de nos activités ne pourra pas se faire à effectif constant. Seules sept personnes font vivre l’association, parmi lesquelles quatre retraités ! Nous avons déjà commencé à décliner ou à laisser en suspens des propositions, comme celle de participer à la Maison de la langue française qu’anime à Angers notre amie Françoise Argod-Dutard ; nous peinons à répondre aux propositions de tel cinéaste, de tel musée ; nous n’avons pas encore livré notre analyse du rapport de l’Inspection générale sur la mise en œuvre des programmes de 2008 à l’école primaire. Il est urgent, crucial, vital, non pas tant qu’adhèrent en nombre les nouveaux collègues, mais que les adhérents actuels mettent la main à la pâte, prennent place au Comité, puis au Bureau.
En attendant, je n’en dois que davantage remercier ceux que je n’ai pas encore cités : notre pétulante vice-présidente et secrétaire générale indéfectible, Evelyn Girard, et Alain Vauchelles, notre nouveau trésorier, dont le dévouement, la rigueur et l’efficacité ont été salutaires pour notre association – ainsi qu’accessoirement pour son président… C’est grâce à tous deux que l’organisme de l’APLettres fonctionne et se maintient, malgré la surchauffe.
Chers Collègues, la conjoncture est sombre, mais elle ne doit pas nous cacher les braises qu’il nous appartient d’attiser. L’Association des Professeurs de Lettres, en étendant son aura, devient un phare : il faut que ses membres se mobilisent pour que sa lumière rayonne plus loin, plus intensément et surtout durablement.