Technologie, un mot

Depuis longtemps je suis agacé par l’abus de langage consistant à dire « technologies » au lieu de « techniques » : en le boursoufflant, d’une manière qui se veut sérieuse, on s’imagine rendre le mot plus important, en modifier le concept. C’est mettre dans la langue un pédantisme correspondant assez bien à la morale selon laquelle nous devrions subir sans la contester, voire en l’admirant, l’emprise de la technique. Sans compter que ces machines seraient d’autant plus actives qu’elles sont « nouvelles ». Sans compter cette autre mode conceptuelle consistant à mettre au pluriel tous les substantifs génériques pour que la tyrannie se glisse mieux dans tous les interstices, tous les moments de nos existences. Cette perversion dans le langage, cependant, ne réside pas que dans la manière dont nous avons de parler, comme je l’ai compris récemment grâce à un livre sur Homère, où un passage sur les Phéaciens m’a porté à la saisir plus profondément et plus globalement1.


Dans le royaume de ce peuple de L’Odyssée, un « lieu hors du temps », les techniques offrent une « satisfaction immédiate » aux désirs et aux desseins ; elles n’introduisent pas une « distance » entre le sujet et l’objet mais procurent « une jouissance instantanée et permanente ». Elles ne sont donc pas un moyen pour la vie, mais semblent être participer de sa substance même. En complément, une note du même livre signale que les « penseurs des nouvelles technologies en Californie » voient aujourd’hui dans le festival de musique de Woodstock une inspiration pour la création d’une « communauté idéale et virtuelle dans une communication rapide, guidée par la seule pensée, comme les bateaux des Phéaciens ». Enfin, il est dit que la destinée de ce pays, cette île que caractérise donc l’emploi jouissif de la technique, est de disparaître sous une montagne, car il est « inactuel ».


Cela m’a donné à penser que, si le suffixe -logie provient du mot logos, qui signifie « étude, discours », il implique aussi bien, mais cette fois sans déroger à la conscience du scientifique, la jouissance du moyen. À propos de la jouissance, il n’y aurait pas grand mal à conserver couramment l’antique conscience, même plus ou moins nette, de la vanité qu’il y a à en absolutiser le sens ; pas de mal à sourire de sa précarité, même tristement. Mais il y a un autre glissement que trahit l’abus du mot technologie, glissement non pas sémantique mais fonctionnel chez ses « penseurs » et qui voudrait nous situer dans un monde de magie à l’instar de chez les Phéaciens. Alors qu’il ne devrait que dire l’application, la mise en branle, le commentaire des moyens que constitue la technique, ce mot se substitue à elle, la gonfle, non par souci rhétorique mais pour que, dès l’apparition mentale de l’image
d’un objet désiré, les moyens pour l’obtenir ne soient plus utilité mais jouissance immédiate de cet objet. S’ensuit l’écroulement de tout un processus de construction de soi-même par résolution du désir. Avec la « distance », dans la quête d’un objet qui, en l’occurrence, est la « communauté » c’est la perspective, l’urbanité même qui seraient abolies. Abolition, non pas de la chose ou de l’espace concret, mais de cette distance qui est comme la matière du désir et que tout projet humain à la fois met et résout techniquement, avec art, entre son but et sa représentation même, son image, ou sa scène, qui sont dispositifs construits ou à construire. Et abandon de la tentative de définir, de narrer pour ne pas en être dupe, à fortiori d’interpréter, le rêve du transport dans cette « communauté idéale ». En effet l’enjeu latent n’est pas mince, à penser un avatar des unions, des mondes, des paradis, des spiritualités les plus extatiques de nos cultures2, mais sous les oripeaux simplifiés à l’extrême de la propagande communicationnelle et de la croyance dans ses mots —où la précision de virtuelle a tout d’une précaution contractuelle.


On parle de répandre à l’école l’apprentissage de la programmation numérique — une technique, et technologie s’il en est —, comme s’il avait fallu naguère savoir construire un téléphone ou une voiture de même que l’on apprenait l’écriture, la lecture et le calcul. Ou que sais-je, conditionner le droit d’admirer la Joconde à la science de peindre. S’étonner de ce bouleversement des choix éducatifs et de leur sens n’empêche pas au moins de s’enquérir du décalage entre la technique au temps jadis et la technique aujourd’hui, et j’accepte que l’on m’explique que son concept a évolué — et que le cours de technologie enseigne l’étude bien comprise des techniques. Ou bien au contraire qu’il perdure, car il est frappant que la réflexion sur la technique dans un contexte donné conduit bien souvent, au moins depuis Homère, à considérer le fantasme qu’elle est abolie en tant que médiatrice pour devenir jouissance, et que c’est dans notre rapport à elle que ce fantasme se fait jour.


Lorsque je vois et entends, sur un écran de poche, l’image filmée et le son de la voix de ma fille qui est en Australie, qui me parle et à qui je parle en même temps, sans délai, « en temps réel », comme on dit aussi, eh bien il est hélas plus facile, et presque imbécile, de reconnaître que la chair de ma chair n’est pas ici avec moi, avec nous, le jour de Noël, que de comprendre ce que recouvre cette soi-disant nouvelle réalité du temps. Mais c’est aussi plus simple, et plus profondément, réellement utile. La méditation la plus ordinaire, comme la rêverie sur le regret de l’absente, mène à une morale de la modestie dans l’usage des techniques.


Il s’agit de leur survivre autant que possible — quand on en est démuni. Il peut s’agir aussi de s’en démunir volontairement, mais surtout de noter que parmi les confusions liées à la négligence qui écrase les niveaux de parole dans la langue, celle entre « technique » et « technologie » n’est pas que faiblesse, mais aussi ruse à organiser l’ignorance de la destruction des plans de référence physiologique autant que psychique. Car ce que les ondes électromagnétiques ou autres perturbateurs chimiques font encourir au corps biologique, comme le dérangement génétique héréditaire ou la dégénérescence précoce, est à l’avenant de l’anéantissement du désir dans ses seules images. Deux plans de destruction qui s’écrasent eux aussi. L’agacement initial d’un mot me paraissait tantôt un peu bêtement maniaque, car je ne voyais qu’il était provoqué par une intuition d’effroi devant une condition morale et environnementale commune mais guère plus rassembleuse ailleurs que sur l’écran individuel du téléphone sans fil. Comment couper le fil d’angoisse qu’un abus de langage d’apparence au demeurant bénigne oblige à dérouler ? Comment sortir de l’isolement d’une terre trop vaguement ferme, vouée à un engloutissement ? Selon quelle logique orienter la technique ? Je ne sais pas. Mais je voudrais d’abord conjurer ce paradoxe : la raison, qui doit maîtriser la technique, a mauvaise presse,peut-être parce qu’on a oublié qu’elle est avant tout partage de biens, au premier rang desquels ce qui met l’homme en l’homme, le langage. Et qu’elle nous donne accès au langage qui est témoin de ce que nous fûmes, dans une certaine continuité, la seule peut-être, avec ce que nous sommes ; et qu’elle nous permet, avec elle, de revenir, ou aller, à la vérité du langage qu’est la poésie 

La poésie d’Homère notamment, parce que, ainsi la commente Pierre Judet de La Combe (ci-contre dans une conférence sur l’Iliade en 2017), elle n’a pas son origine dans une croyance ou foi dans un devenir radical à accomplir au terme d’une « révolution eschatologique, progressiste ou réactionnaire ». Chez les Grecs, « le Jugement n’est pas dernier mais premier (…). Si l’héroïsme est fini, comme c’est le cas pour Ulysse rentrant chez lui, à savoir dans un temps qui n’a pas connu la guerre héroïque [de L’Iliade], alors il n’y a plus aucune promesse. » Sans que nous soit nécessaire l’impossible de redevenir grecs, prévient Judet, « ces poèmes sont un tel choc, par leur force, qu’ils peuvent nous aider à penser autrement notre situation3 ».

  1. Pierre Judet de La Combe, Homère, Paris, Gallimard, 2017.
  2. Cf par exemple l’étude de Jean-Louis Poirier, « Un souvenir d’enfance de saint François de
    Sales », dans Conférence n° 45, hiver 2017-2018.
  3. Interview à propos du livre précité, dans Le Magazine littéraire d’octobre 2017. Voir aussi cet entretien sur canal-u.tv (2018) et cet autre sur France Culture (2018).