Avec l’approche par compétences, que l’APLettres a maintes fois dénoncée et qui lui est organiquement liée, le management éducatif, est le principal mal qui mine et désole notre système scolaire depuis quarante ans. Déjà dans l’esprit de la loi Haby, il s’est en effet imposé comme le mode de gouvernance de l’institution avec l’apparition des lois dites « d’orientation », la loi Jospin de 1989 et la loi Fillon de 2005, qui l’officialise. Il consiste à fixer au système scolaire des objectifs chiffrés notamment pour l’orientation des élèves et les résultats aux examens : tel pourcentage d’élèves de troisième doit ainsi être orienté en lycée général, tel pourcentage d’une classe d’âge doit ainsi obtenir son baccalauréat – on voit même ses IPR imposer une répartition statistique a priori des notes aux examens. Il est évidemment l’une des causes de l’affaissement du niveau de l’enseignement dispensé, mais plus organiquement encore de l’évacuation du savoir, de la prolétarisation du professeur et de l’aliénation de l’élève.
Car le pédagogisme, que l’on peut définir comme le primat des méthodes sur les contenus, voire comme une obsession méthodologique, est le corollaire de la gouvernance par les objectifs : ceux-ci étant présumés atteignables, toute l’affaire serait de trouver les moyens de les atteindre. Il en résulte aussi une perversion, dans la loi Fillon notamment, du concept de « liberté pédagogique », qui rend le professeur responsable de la non réalisation des objectifs qui lui avaient été fixés – et autorise sa hiérarchie à l’en blâmer et à l’en tourmenter. Nous avons tous entendu au moins une fois un hiérarque nous expliquer que de bons enseignants devraient être capables de faire entrer n’importe quel élève à Polytechnique… Au reste, cette liberté se réduit-elle en toute logique à celle d’oberver les prescriptions des Inspés. Et comme il est recommandé des cadres dans toute la littérature managériale, sa formation, d’ailleurs toute fonctionnelle, vidée de toute exigence disciplinaire, ne doit précisément permettre au professeur devenu enseignant que d’éxécuter sans les questionner des process pédagogiques dont il n’est même pas l’auteur.
Mais qui ne voit que l’élève présumé polytechnicien, personnalité neutre sans talent ni penchant propre, n’est dans l’affaire guère mieux traité ? Quand la loi Jospin prétend « mettre l’élève au centre », c’est là encore avec toute la perversité dont l’idéologie manageriale, celle de Reinhard Höhn et de Bad Harzburg par exemple1, est capable : au centre oui, mais comme un matériau qu’une usine va modeler – ce qui, nous l’avons déjà démontré, est bien le rôle de ce taylorisme éducatif qu’est l’approche par compétences.
Pièce nodale de notre système éducatif, le collège unique est évidemment la traduction éminente et pionnière de cette volonté de ne voir en l’élève qu’une matière neutre à façonner. Source intarrissable de gâchis humain et de souffrance adolescente, ce n’est pas une avancée démocratique, c’est un dispositif coercitif, qui, sans garantir à tous, comme l’avait fait l’école primaire, un niveau acceptable d’instruction, interdit à chacun d’exprimer ses talents propres, au point qu’on peut se demander si telle n’est pas précisément, avec « l’enseignement de l’ignorance »dont parlait Michéa, sa sombre raison d’être, puisque aussi bien son unicité croissante se nourrit de tous les renoncements et que le socle de compétences qui le fonde depuis bientôt vingt ans est en vérité l’autel sur lequel la loi Fillon a immolé le savoir.
Qu’on juge ainsi de la perversité d’un système où l’examen n’évaluerait plus le candidat mais l’enseignement lui-même et où l’échec à l’examen serait prétexte à dénaturer l’enseignement, un système où l’on imputerait à l’enseignement l’échec d’élèves qu’on a préalablement fourvoyés, un système enfin qui, avec la caution des sciences de l’éducation et sous couvert d’ambition démocratique, aurait réussi à tout à la fois éliminer le savoir qu’il aurait dû transmettre et brimer les individus qu’il aurait dû révéler, qu’on en juge et l’on prendra toute la mesure de la barbarie que nous sommes en train d’embrasser, celle du management appliqué à l’éducation, celle d’une jeunesse livrée au management.
1. Voir Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management du nazisme à aujourdhui, Gallimard, « NRF essais », 2020.