Professeur ou enseignant ?

Les évolutions linguistiques sont toujours révélatrices de celles des sociétés et des mentalités, qu’elles expriment, entérinent et renforcent ; et l’insensibilité à ces évolutions, a fortiori quand elle touche ceux-là même qui devraient y être le plus attentifs, est elle-même significative d’une certaine décrépitude intellectuelle. Ainsi en est-il du remplacement des noms de métiers par des participes présents substantivés : au métier lui-même, et à l’autorité qu’il fonde, se substitue une simple fonction, dont le chargé, l’occupant est anonyme, interchangeable et docile, la remplissant à la manière, non de l’artisan, maître en son art, mais d’un instrument, comme un circuit électrique ou un joint de plomberie – ou d’un cadre, tel que autrefois Boltanski en a décrit la caste.

Ainsi en est-il du médecin, que ses patients appellent de son titre, docteur, et qu’on a rebaptisé soignant. Le docteur est un savant, auteur de son traitement, qu’il élabore en conscience selon les données de la science, son expérience de praticien et le contexte clinique, notamment sa connaissance du patient ; le soignant applique des protocoles de masse, qu’il n’est souvent pas à même de comprendre et qu’ont définis des instances auxquelles il est assujetti et dont il est l’agent.

Ainsi en est-il depuis plus longtemps du professeur devenu enseignant. Le professeur lui aussi est un savant, il est lui aussi l’auteur de son cours, qu’il élabore en conscience selon les données de la science – données qu’il cherche, critique et interprète lui-même –, son expérience pédagogique et la nature de son auditoire ; les instructions officielles lui prescrivent le sujet de son propos, non ce propos lui-même. L’enseignant quant à lui débite une science officielle ou consensuelle, science qui n’est donc plus une démarche, mais une doxa, qu’il n’a guère les moyens intellectuels de critiquer et qu’il reprend des manuels et des sites internet « dédiés ».

Le processus qu’on appelle improprement « professionnalisation » et que parachève la dernière réforme du Capes, consiste précisément en une œuvre de transformation du professeur en enseignant par évacuation de toute exigence disciplinaire et par substitution de la méthode au savoir. Qu’on en mesure, en des temps qui accusent le trait, l’enjeu moral et politique. Le professeur s’attache à débrouiller et éclairer l’actualité ; le professeur de géographie considère, en allant lui-même aux sources, la réalité démographique de l’année 2020 ; le professeur de philosophie réfléchit à la santé avec Canguilhem, au visage avec Lévinas, à l’aliénation avec La Boétie ; le professeur de lettres explique dans Molière quelle servitude intime et quelle tyrannie domestique peut enfanter la peur, dans Tite-Live, Corneille ou Vigny ce que sont l’honneur et la liberté, et dans Horace l’urgence de ne pas différer la vie. L’enseignant veille, sans questionner ni les raisons ni les effets, ni interroger les symboles, au bon port des bandeaux et à la due pose des plexiglas.

Faute de professeurs, l’école n’instruit plus, elle aliène, et les meilleurs programmes ne sont que des mirages. Mais ce n’est pas là tout ce qui manque au compte de l’instruction retrouvée. Comment peut-on en même temps prétendre restaurer une vaste et solide culture générale et instaurer au lycée une spécialisation prématurée, au dépens qui plus est de cet enseignement général entre tous qu’est celui des langues anciennes ? Comment peut-on en même temps vouloir rendre à ces dernières leur rôle légitime et nécessaire et ne pas leur restituer au collège l’horaire perdu en 2015, ne pas dispenser à tous les élèves le futur enseignement, en sixième, de latin à l’appui du français, et surtout laisser perpétuellement en friche la question de la classe de seconde, où se joue l’avenir du latin et du grec ? Comment peut-on en même temps reconnaître l’importance fondamentale de la grammaire et laisser imposer par maints formateurs et inspecteurs une séquence didactique qui en empêche l’enseignement ? En vérité, depuis quatre ans, nonobstant les proclamations et les postures de son capitaine, le navire n’a pas changé son cap et les âmes candides feraient bien de monter sur le pont jeter quelque œil à son sillage.

Car cet évidement de l’instruction a pour pendant sa relégation dans l’ordre des priorités, peut-être précisément parce que, à mesure qu’on est moins instruit, on conçoit moins l’importance de l’être. Aussi ne doit-on pas tenir pour anodin que beaucoup ait accepté, voire exigé, comme une évidence, ce qu’en tout autre temps l’on eût jugé incongru, voire sacrilège : immoler à leur peur l’instruction des enfants, laquelle en tout autre temps eût primé tout le reste, et prendre sur eux le droit insensé de voir en eux, comme dirait Knock, au lieu de l’avenir de la nation, de dangereux « porteurs de germes ». Rappelons-leur, avec Hugo, que « pour faire un citoyen » il faut « commencer par faire un homme » : « Quand on n’a pas en soi la lumière intérieure que donne l’instruction, on n’est pas un homme ; on n’est qu’une tête du troupeau multitude, qui se laisse faire, et que le maître mène tantôt à la pâture, tantôt à l’abattoir. » L’avoir oublié pour eux, c’est l’avoir oublié pour soi.

Il y a fort à craindre que le soudain mais prévisible effondrement des valeurs auquel nous assistons participe d’un saltus anthropologique et qu’il augure une défaite de l’esprit contre laquelle il nous revient de faire résonner encore et encore la haute voix des grands auteurs pour préserver, quand tout est gâché, que tout est saccagé et que l’air pourtant se respire, la possibilité d’une aurore.

Romain Vignest