Exiger ou condescendre ?

On se souvient du Soma, cette substance distribuée chaque soir sous forme de comprimés et qui, grâce à son action anxiolytique, assure la cohésion de la société décrite par Huxley. À défaut d’en arriver là pour l’instant, le ministère de l’éducation nationale veut épargner à nos frêles têtes blondes le terrible « stress » que leur causerait l’humiliation d’être notés par leurs professeurs. Et comme le Soma, cette fausse bienveillance, loin de permettre aux enfants de grandir et de se prendre en main ne peut guère que les endormir et les atrophier. Car si stress il y a, c’est que précisément la mort seule est une chose paisible. Vivre, ce n’est pas végéter dans l’autosatisfaction et l’illusion que tout, et d’abord soi-même, est au mieux dans le meilleur des mondes possibles. Vivre, c’est être lucide et ne pas se contenter de ce qu’on est, pour au contraire se dépasser et progresser. Et si un élève est quelqu’un qu’on veut élever, mettre debout (c’est étymologiquement le rôle de l’instituteur), hisser plus haut, il est nécessaire pour cela d’être ex-igeant : exigere, c’est pousser hors de soi et c’est tout le contraire de la condescendance, qui consiste à s’abaisser au niveau de quelqu’un qu’on juge incapable de s’élever et qui ne mérite que d’être sempiternellement materné. Cacher à l’élève que tout ne se vaut pas, qu’un devoir manqué n’est pas un devoir réussi, qu’il a des progrès à faire, que l’excellence existe et qu’elle est rarement spontanée, et peut-être aussi que nous n’avons pas tous les mêmes talents, c’est, non seulement le prendre pour un imbécile, mais surtout faire en sorte qu’il le devienne. La note ― et la notation sur vingt est une échelle assurément plus fine qu’un jeu de lettres ou de couleurs ― permet seule à l’élève de savoir son niveau, le chemin parcouru, dont il peut se féliciter, et le chemin à parcourir, sur lequel il faut le pousser.

À cet égard, on ne peut qu’être stupéfait devant l’image que le ministère semble se faire de la relation professeur-élève : se réduirait-elle selon lui à des chiffres tracés sur une copie ? La note n’est-elle pas accompagnée, non seulement d’une appréciation ainsi que d’annotations en marge de ladite copie, mais d’un dialogue continu tout au long de l’année et relayé de professeur en professeur ? Peut-être a-t-on un peu vite anticipé le temps où un ordinateur aura remplacé le maître…

Le vocabulaire récemment employé à propos d’épreuves du baccalauréat réputées trop difficiles (on croit rêver !) est éloquent : en réponse aux jérémiades de certains candidats ― et même de quelques collègues ― le ministre a demandé l’indulgence des correcteurs. Pourquoi pas la remise des péchés ? Le professeur s’érigerait donc en inquisiteur damnant et fouaillant les innocents bambins qui lui ont été confiés. Accuser l’adversaire des intentions qu’on nourrit soi-même est une stratégie perfide mais classique. Car c’est tout le contraire que garantit la notation : le maître ne juge pas la personne de l’élève mais uniquement la qualité de son travail et le niveau atteint dans une discipline précise selon des exercices définis. Sortir de ce cadre, qui nécessite l’existence d’une notation fine donc chiffrée, c’est décider qu’on jugera l’élève lui-même, sa personnalité et son comportement ; c’est avouer aussi que l’on a décidé, plutôt que d’instruire des esprits libres et autonomes, d’éduquer des attitudes ― après le Soma, l’hypnopédie ?

Sans doute est-ce bien là l’enjeu. S’il s’agissait, en jetant le thermomètre, de dissimuler l’échec désastreux du pédagogisme, le procédé serait par trop visible. Le vrai triomphe du pédagogisme implique un changement de paradigme : le bonheur au lieu du savoir, et la docilité béate plutôt que l’esprit critique. Le ministère n’a-t-il pas récemment estimé que, pour aider à l’intégration scolaire des enfants issus de milieux défavorisés, il fallait que la salle de classe apparussent plus ludiques avec notamment des tables colorées aux rebords arrondis ? Quel mépris et quelle ambition ! Quelle erreur aussi ! Car c’est justement de discipline que ces élèves, plus encore que d’autres, ont besoin et dont ils sont reconnaissants comme du remède à l’agitation perpétuelle dans laquelle ils vivent et à laquelle les gentils bureaucrates de l’éducation nationale voudraient les condamner à perpétuité.

Un récent rapport de l’Université de Saint-Quentin, dirigé par le professeur Jérôme Deauvieau en partenariat avec le CNRS, s’est ainsi intéressé à l’effet du manuel sur l’apprentissage de la lecture dans les milieux populaires, qui s’avère au moins aussi décisif que le niveau d’étude des parents. Il appert de leur enquête que ce sont les manuels de méthode strictement syllabique qui réussissent le mieux à ces enfants, avec dix-neuf points de plus aux épreuves de lecture et de compréhension. De fait, un apprentissage résolument centré sur le déchiffrage permet à l’élève d’accéder lui-même au sens et de devenir intellectuellement autonome. Bien plus, le rapport constate que le manuel qui obtient les meilleurs résultats avec ces élèves est aussi le plus exigeant et le plus ambitieux quant à la richesse lexicale et à la valeur littéraire des textes qu’il propose. Las ! Il est aussi le moins choisi par les enseignants qui jugent la méthode syllabique « trop rébarbative pour les publics populaires »…

On le voit : les préjugés issus de la « rénovation pédagogique » des années 70 et 80 sont coriaces, tant ils flattent la médiocrité de ses propres partisans. Et c’est misère pour nos élèves qu’un ministre manifestement mal informé ait cru bon de les raviver…