De l’esprit laïc

Les événements qui ont étrenné l’année dans le sang ont mis l’école sous les feux de la rampe, rappelant son rôle éminent et irremplaçable dans la lutte jamais achevée contre le fanatisme et l’obscurantisme, contre l’infâme ; mais éclairant aussi d’un jour cru son échec, celui, dramatique, des réformes qui la dénaturent depuis plusieurs décennies. La réaction du ministère fut à cet égard symptomatique d’une technocratie sclérosée par le pédagogisme, c’est-à-dire dire l’ignorance érigée en dogme, et qui n’a plus la moindre idée de ce qu’enseigner veut dire. On s’est ainsi empressé de mettre en place des formations à la laïcité, une laïcité qu’il faudrait également enseigner aux élèves – idée aussi absurde que l’habitude encouragée d’organiser des débats sans substance, aussi vaine que le leitmotiv éculé apprendre-à-apprendre (sans jamais rien apprendre). La laïcité est incompatible avec le pédagogisme parce qu’il n’y a pas de laïcité à vide : au contraire, la laïcité procède de la transmission critique des savoirs. La laïcité n’est pas autre chose que penser à la lumière du savoir.

Aussi ne consiste-t-elle pas dans le respect des opinions (il fut un temps, qui en certains endroits dure encore, où l’on invitait les élèves à « donner leur opinion » – stagnation intellectuelle pour laquelle on n’a besoin ni de l’école ni des professeurs, ni du budget de l’éducation nationale). L’opinion, c’est le pré-jugé, ce qui n’a pas subi le verdict de la judiciaire ; le savoir est établi en raison, et précisément l’esprit laïc n’admet d’autre autorité que celle de la raison. C’est pourquoi aussi les signes religieux sont proscrits à l’école et doivent le demeurer : les arborer, c’est opposer le dogme comme fin de non recevoir à l’enseignement.

Le cours de français, auquel sont accôtés les cours de latin et de grec, est bien évidemment au centre de la formation et de l’émancipation des esprits. Son matériau est celui de la pensée. Il n’y a pas de raisonnement sans une syntaxe souple et complexe ; il n’y a pas de conceptualisation sans un lexique riche et nuancé. Le cours de français est le lieu où, en même temps qu’il en acquiert ainsi les outils, l’élève rencontre la pensée. De l’école au lycée, l’explication de texte y occupe une place croissante et finalement essentielle. Encore le texte ne doit-il pas être réduit au rôle instrumental de support pour un entraînement purement technique aux « compétences de lecture ». L’explication d’un texte est le moment où, abouché à la pensée des grands auteurs, l’élève se nourrit de leur substance et s’efforce à dépasser ses préventions pour couler son esprit dans la pensée d’un autre. Encore faut-il aussi que le texte ne soit pas un orphelin égaré dans un groupement, hétéroclite, et assujetti à une problématique, étriquée ou tendancieuse : il doit prendre place dans l’étude plus vaste et au long cours des œuvres de son auteur et situé dans l’histoire littéraire et dans l’histoire tout court, non ponctuellement mais continûment, au fil d’un cursus, grâce à des programmes que l’histoire devrait justement ordonner. Vient enfin la dissertation, qui est l’élaboration d’un raisonnement – autonome, discursif, critique – la prise en charge par ces outils – lexicaux, grammaticaux, rhétoriques – de cette matière – littéraire.

Cette formation ne s’amorce pas à l’adolescence, quand il est trop tard pour faire de l’enfant un élève, pour défaire éventuellement les mauvais plis familiaux, pour modeler un esprit qu’ont rassis déjà les vanités d’internet et de la cour de récréation, l’enfermement dans la bulle que lui a flatteusement ménagée le marketting jeune, qu’endurcissent en outre les rigidités de l’âge rétif. Il faut commencer tôt, très tôt – mais après tout Quintilien le constatait déjà – à lui donner l’habitude d’employer le mot juste bien qu’il ne l’ait jamais entendu autour de lui, de construire sa phrase avec exactitude, d’exercer, d’étendre et d’orner sa mémoire de textes qui nourriront insensiblement sa langue et sa pensée. De même qu’il faut commencer tôt, avec bienveillance mais sans faiblesse, à astreindre l’enfant, à le discipliner, c’est-à-dire à le libérer par la maîtrise de soi : il n’y a pas d’enseignement, ni plus largement d’écoute possible sans discipline, et – osons le dire – sans coercition.

Les lettres sont, non seulement une école de réflexion, mais aussi d’intégration. Sa langue et sa littérature participent toujours et éminemment du patrimoine d’un pays mais, dans le cas de la France, elles ont au premier chef contribué à fabriquer la nation. Elles l’ont fait qui plus est sous l’impulsion de l’État et à travers une tradition, la culture antique, plus délibérée qu’héritée ; elles l’ont fait en outre en irradiant l’Europe et le monde des lumières de l’universel. Aussi les lettres permettent-elles la plus saine intégration qui soit, loin de tout ethnicisme, une intégration par la pensée et par l’universel, une intégration qui fait de l’adhésion même à la nation une école de citoyenneté et d’esprit critique – une intégration républicaine.