Nous avons déjà parlé ici de l’évaluation des élèves en soulignant qu’on n’élevait pas en condescendant ; nous évoquions les travaux du professeur Jérôme Deauvieau, qui montraient que les méthodes les plus rigoureuses, voire les plus austères obtenaient les meilleurs résultats chez les élèves issus des milieux les moins favorisés ; nous aurions pu citer ceux, plus anciens, de Raymond Boudon et Mohamed Cherkaoui qui établissaient que les modèles les plus sélectifs, reposant sur les récompenses et les punitions, sur une discipline stricte, sur la notation, le classement, les concours, réduit les inégalités qu’un laxisme faussement bienveillant entretient.
La question est depuis devenue le fin du fin, et le cristallisoir, de la querelle scolaire. On peut d’abord, et avec juste raison, remarquer qu’il s’agit pour le système, comme à son habitude, comme il l’a fait avec la question du redoublement, de dissimuler son échec en concentrant l’attention publique sur le symptôme plutôt que sur le mal, en cassant le thermomètre pour cacher la fièvre. Relever que les systèmes scolaires les plus performants pratiquent peu le redoublement était un sophisme grossier consistant à inverser la cause et la conséquence et justifiant 1,6 milliard d’économies ; supprimer les notes permet de ne pas s’interroger sur la baisse vertigineuse du niveau scolaire des jeunes Français et l’échec criminel des réformes pédagogistes qui en sont responsables. Ainsi, les inspecteurs recommandent de ne pas faire lire les élèves à haute voix pour ne pas les humilier, mais ne condamnent pas les méthodes semi-globales qui, selon maintes études et, par exemple, celles de Stanislas Dehaene, professeur de psychologie cognitive au Collège de France, ont causé ce désastre et ce scandale : 40% d’élèves ayant de profondes lacunes en lecture à l’entrée en sixième.
Évidemment, cette inertie est liée à des considérations politiques, à la lâcheté de ministres uniquement soucieux de sortir les cuisses propres du bourbeux ru de Grenelle et de préserver leur avenir politique en sauvegardant les prébendes des hiérarques de leur administration. Mais elle correspond peut-être aussi à un changement de paradigme éducatif, où la question de l’évaluation n’est pas seulement cosmétique. Car la suppression de la notation est le corollaire évident de l’enseignement par compétence, comme le livret de compétences est le remplaçant naturel du brevet des collèges. C’est l’assimilation des connaissances, c’est-à-dire leur mémorisation et leur mise en œuvre dans une réflexion, qui requiert une notation fine : un discours est plus ou moins étayé, une compétence est acquise ou non acquise. La suppression de la notation est de toute logique dans un système qui n’a comme finalité que de déclarer un individu bon pour le service citoyen –lequel n’a comme on sait nul rapport avec la citoyenneté, c’est-à-dire l’exercice de la souveraineté.
En France, l’école à pour mission de perpétuer la nation en en transmettant aux nouvelles générations la langue, l’histoire et le patrimoine et en les instruisant à une pensée méthodique et nourrie. Et notre pays étant le modèle même de l’État-nation, fondé sur l’universalité du citoyen, c’est pourquoi cette tâche incombe à l’État. Mais notre époque est à la déconstruction libérale de l’État, privé, au nom de la « saine gouvernance » économique, au nom de la construction européenne, au nom de la décentralisation et de la « proximité », de ses marges de manœuvres monétaires et budgétaires, voire de ses prérogatives réglementaires. Il n’est pas question, en soudant la nation dans la conscience d’elle-même et de sa souveraineté, de contrarier par le politique le jeu naturel de la société et du marché.
De fait, les ennemis de cette école, au plein sens du terme républicaine, ne sont pas, en dépit de leur slogans, les partisans d’une « école pour tous ». Il ne paraît pas que les cadres d’Apple mettent leurs enfants dans des écoles connectées : contrairement à nos pontes pédagogues et à nos ministres, ils ne croient pas à la magie numérique et savent la nécessité de solides préalables. L’école publique, sans savoirs, notations ni discipline, serait une école pour les manants. Ils ne seraient même pas forcément majoritaires, l’essentiel étant de commettre aux familles le processus de sélection que l’école n’assume plus et d’éloigner d’elle une part de plus en plus large des enfants, que leurs parents de plus en plus nombreux, y compris ceux des classes moyennes inférieures, préfèrent confier au privé. Si le résultat est en effet l’exclusion définitive et la relégation dans l’ignorance d’une partie de la population, prisonnière de l’indigence programmée de l’école publique, elle est plus sûrement encore l’éclatement de la matrice républicaine inventée par la Troisième République, et la dislocation consécutive, la dissolution dans ses différences et ses antagonismes ethniques, géographiques, sociaux, d’une nation dont l’unité, essentiellement politique, tient à l’État – et à l’École.
Romain Vignest