Wir bitten alle Kinder um Verzeihung, titrait en mai dernier le magazine allemand Das Bild. L’un des traits saillants de la curieuse période que nous traversons est assurément le sort infligé aux enfants et plus largement à la jeunesse par la peur égoïste d’aînés qui ont préféré la traiter comme une menace à contenir qu’un avenir à préserver. Entre autres astreintes dont on sait quels traumatismes durables elles ont causés, les entraves à l’apprentissage, aussi bien l’instruction que l’apprentissage de l’autre, ne sont pas les moins désastreuses – encore notre pays n’a-t-il pas réitéré la folie d’une privation d’instruction à laquelle même le Blitzkrieg n’avait pas résolu les Londoniens.
Une autre conséquence du régime sanitaire auquel le pays tout entier est astreint depuis seize mois est l’occultation de l’état de notre école et l’extinction de tout débat pédagogique, toute pensée et tout discours se réduisant désormais à d’infinies chicanes « sanitaires », certes ennoblies d’une rhétorique guerrière. Et pourtant ! À la faveur de ces circonstances, la bombe à fragmentation appelée « réforme du lycée » a définitivement détruit le baccalauréat, atomisé le système éducatif, anéanti un enseignement tout entier préempté par Parcours’sup et où la gratuité, donc les humanités n’ont de fait et quoiqu’on dise pas leur place.
Au reste, si l’on avait vraiment voulu préserver et promouvoir les langues anciennes au lycée, c’est au niveau de la seconde qu’il eût fallu agir, puisque c’est à l’entrée en seconde que le vivier pourtant nombreux des latinistes de troisième s’évapore, comme ne le cesse de le répéter notre association au moins depuis son rapport de 2003 sur la série littéraire, où déjà nous expliquions que l’instauration en seconde d’une option « libérale », c’est-à-dire sans lien avec l’orientation des élèves, obligatoire, qui pourrait être une langue ancienne ou, par exemple, un enseignement artistique et dont l’étude se poursuivrait jusqu’au baccalauréat, était le pivot indispensable d’une restauration humaniste, parce qu’elle limiterait mécaniquement le nombre d’abandon, permettrait en amont, au collège, de relever les exigences et, au lycée même, de reconstruire un pôle littéraire substantiel et cohérent, partant attractif (nous préconisions aussi la création d’un enseignement d’histoire ancienne, médiévale ou moderne).
Encore eût-il fallu à cette restauration des lettres au collège et au lycée, outre cette réforme de structure essentielle, autre chose que des affichages. Au collège, l’arrêté pris en 2018 qui autorise sans l’imposer l’horaire dont jouissaient le latin et le grec avant la réforme de Najat Vallaud-Belkacem n’a, quoiqu’on l’ait longtemps laissé espérer à l’APLettres et à ses partenaires, jamais été modifié, laissant nos collègues démunis et leur enseignement dépendre des lubies de son chef d’établissement et des moyens qui lui sont accordés. Même faux-semblant avec l’enseignement de latin en sixième, qui, parce qu’il est facultatif et ne nourrit pas de relation organique avec l’enseignement de la langue française, ne ressemble que de loin à ce que l’APLettres préconise depuis vingt ans – au reste, pourquoi le ministère n’a-t-il pas sollicité notre expertise ?
Il n’est pas jusqu’aux errements mêmes de la pratique pédagogique qui n’ont pas été rectifiés, quoi qu’on die. Bien que, dans les textes, le modèle de la séquence didactique ne soit plus prescrit, il l’est dans presque tous les INSPE et par de nombreux IPR et continue à miner de l’intérieur l’enseignement du français et d’empêcher la construction d’une véritable maîtrise grammaticale. Et là encore on peut dire la même chose du lycée, où les programmes de français, d’ailleurs assortis d’un horaire dérisoire, s’ils permettent un enseignement véritablement structuré de la littérature française, c’est-à-dire structuré par l’histoire littéraire, permettent aussi son éclatement et l’assujettissement des textes à des thématiques parfois arbitraires et toujours réductrices. Quant aux programmes de langues anciennes, ils sont emblématiques d’une réforme qui est à l’opposé de ce qu’il fallait faire : à une approche littéraire, qui sollicite l’intellect et l’affect, et articulée les autres disciplines, notamment sur le français, on a préféré une perspective anthropologique, aride et obtuse.
J’ai, au revers de ce tableau, tracé ce que serait la réforme que ne cesse de préconiser notre association, les faits lui donnant raison année après année, à tout le moins aux yeux de ceux pour qui l’enseignement doit transmettre et éclairer et que la langue et la littérature doivent par conséquent être sa colonne vertébrale. Osons le dire, et d’autant plus en un moment qui manifeste si vivement le défaut de culture littéraire : les lettres sont indispensables à la vie, à la vie des personnes comme à celle des sociétés.
Les lettres et la vie. C’est bien leur « substantifique moelle » que le professeur de lettres découvre aux élèves et dont il leur apprend à se nourrir. Cette moelle est un dictame pour la pensée, mais aussi contre les passions tristes que décrit Spinoza et qui assombrissent tant notre continent vieillissant. Ce dictame, ce «bon gros bœuf bien gras» comme dit Toinette, qu’on déguste en le partageant et en s’embrassant, nous l’avons deux fois servi à aux lecteurs des Études franco-anciennes, en faisant « Ripailles ! » de sa livraison de décembre, en consacrant à La Fontaine celle de juin : bombance d’hiver, badinage d’été, la vie donc. Avant cela, nous avons pu nous enorgueillir des actes de notre colloque Italie-France : littératures croisées publiés aux Classiques Garnier moins d’un an après qu’il se fut tenu, c’était en janvier 2020, dans le Grand-Salon de la Sorbonne et à l’Institut culturel italien. Nous avons aussi rendu hommage à celui qui animait depuis quarante ans de sa singulière curiosité la vie de l’APLettres, Michel Serceau, à qui la Lettre de l’APLettres a rendu hommage en réunissant les articles offerts par lui à nos lecteurs et d’autres consacrés à ses travaux ; cette consistante livraison de notre lettre fournira la matière d’un nouvel ouvrage aux Éditions de l’APLettres.
Cette vie de l’esprit qui est aussi celle des corps, nous espérons pouvoir continuer à l’instiller, si l’on ne nous étouffe pas. Car ce qu’on ne pourrait jamais s’imaginer, dirait l’Auguste de Corneille, malgré la qualité et l’utilité de ces travaux, malgré les louanges qui nous honorent, au lieu de les récompenser et de les promouvoir, notre ministère, qui pourtant clame à qui veut l’entendre son amour du savoir en général et de la littérature en particulier, notre ministère de l’éducation nationale a décidé de nous retirer la très modeste subvention qui nous avait été allouée par Xavier Darcos. Là encore, la faute contre l’esprit républicain que même Najat Vallaud-Belkacem, réputée doctrinaire et que nous n’avions pas ménagée, s’était évitée, Jean-Michel Blanquer l’aura commise : léser une association malgré son sérieux, pour ses positions.
Ces pratiques signent malheureusement notre temps, et rendent d’autant plus essentielle notre tâche. Nous comptons sur nos adhérents pour y prendre leur part.