La séquence didactique ou la soupe populaire des temps modernes

De nouveaux programmes de français au collège sont entrés en vigueur en 2009, jetant à bas ceux de 1996. Ces nouveaux programmes précisent dès leur préambule, dans la version de mars 2009, que « la leçon de grammaire est fondamentale : elle permet d’’acquérir une conscience des faits de langue indispensable aux élèves pour qu’’ils puissent s’’exprimer de manière appropriée dans la suite de leur vie sociale mais aussi comprendre et goûter les textes qui constituent les piliers de la culture commune ».

Ils précisent aussi que « les séances consacrées à l’’étude de la langue sont conduites selon une progression méthodique et peuvent n’être pas étroitement articulées avec les autres composantes de l’enseignement du français ».

Autrement dit la « séquence », placée au centre des programmes de 1996, séquence qui interdisait de fait tout apprentissage systématique de la langue, est désormais évacuée. Nous ne pouvons que nous en réjouir puisque nous avons lutté contre elle et dénoncé, dès le début, tout son prévisible pouvoir de nuisance : ce pouvoir de nuisance, véritable bombe à retardement, se vérifie pleinement en 2010, c’est-à-dire quatorze ans après la promulgation de ces programmes, comme vont le prouver des copies de quatrième. Cela n’’empêche cependant pas certains fonctionnaires d’autorité comme des inspecteurs d’académie, de continuer à vanter les mérites de la séquence et à se livrer à une lecture partisane des nouveaux programmes, sans doute contraires à leur idéologie.

En matière d’orthographe ces programmes ne sont pas moins précis : « Savoir orthographier correctement un texte constitue, socialement et professionnellement, une compétence essentielle. Le professeur de français accorde donc une attention constante à l’’acquisition d’une bonne maîtrise de l’’orthographe par ses élèves. »

Cela signifie clairement que les élèves qui ne maîtrisent pas l’’orthographe n’’ont aucune chance de s’’insérer dans la vie sociale et que leur vie professionnelle risque d’être fortement compromise par cette carence jugée rédhibitoire par les auteurs de ces programmes : ce n’’est pas un hasard si, en 2010, un quart des universités françaises offrent des cours de rattrapage en orthographe à tous leurs étudiants ainsi qu’’un certain nombre de grandes écoles, sans oublier les nombreuses entreprises qui font de même en direction de leurs cadres.

Les auteurs de ces mêmes programmes ajoutent : « L’’acquisition de la compétence orthographique est indissociable des savoirs acquis dans les séances consacrées à la grammaire et au lexique. Elle rend nécessaire un apprentissage raisonné et régulier, étroitement articulé avec ces séances : le professeur veille à la mémorisation des règles essentielles et à leur réinvestissement dans des activités d’écriture variées. »

Tous ceux qui, depuis des décennies, vilipendent l’’apprentissage par cœur stigmatisant et les exercices qualifiés de répétitifs sont ainsi déjugés par ces nouveaux programmes. C’est peut-être cela qui soulève l’ire de certains inspecteurs, souvent les premiers à accuser de tous les maux le « par cœur » et les exercices d’application, selon eux « dépassés », et surtout « trop contraignants » pour les élèves d’’aujourd’’hui.

Néanmoins, les conséquences dramatiques de la pratique imposée de la séquence sont largement mesurables en 2010 comme vont le prouver les extraits d’une « dictée préparée » de quatrième. Le professeur a fait étudier à ses élèves pendant plus de deux heures une fiche biographique de Maupassant, expliquant notamment les mots « guinguette », « canoter », « veulerie », « atrocité », insistant sur l’’orthographe et la géographie de la ville de Rouen, rappelant longuement l’’épisode de la guerre de 1870. Il a ensuite donné en dictée un court passage de cette fiche comprenant ces mots.

Voici une copie dans son intégralité —— graphie en moins ! — —, sachant que sur vingt-quatre copies, il y en avait une dizaine de la même « eau » et qu’’une seule copie était correcte avec seulement trois « erreurs », comme on dit désormais :

Moupasent termine cest etude de nouant il a 20 ans la geurre de 1870 et illes témoins des saine de déroute et de résistanse. il apestera jamais les intresité les meurtre et les volerie des un et lérotisme des autre qui inpirenom toujours cest conte.

Il rentre au ministre de la marine et puix a selui de léducation nasionale, mais il passe cest fin de semaine et canautent le lont des gagaite

Précisons que l’’auteur de cette copie n’est pas d’’origine étrangère et qu’’il a suivi une scolarité « normale », montant de classe en classe, au fil des ans, selon le système actuellement en vigueur. Cet élève est malheureusement, comme des quantités d’’autres, la victime d’’un système inique qui, depuis le cours préparatoire, ne lui a jamais appris les bases de la langue française : les programmes du primaire en vogue jusqu’’aux nouveaux programmes Darcos datant de juin 2008 ont eux aussi très largement participé à la désintégration de toute forme d’enseignement structuré de la langue.

L’’analyse de cette copie montre cependant qu’’il ne s’agit plus simplement de « dysorthographie » mais d’autre chose de bien plus grave : cet élève ne comprend pas ce qu’’il écrit et sûrement pas plus ce qu’‘il lit, son texte est un ramassis de « sons » glanés au fil de la dictée mais ces sons ne font pas sens et la lecture phonétique de son texte ne permet même pas de reconnaître le texte original, cité en annexe. Ce n’’est là qu’une conséquence directe de l’’application rigoureuse par des professeurs consciencieux, voire zélés, et qui ne se sont pas posé de questions, de la séquence pédagogique en vigueur depuis quatorze ans au collège. Comment cet élève —— et la grande quantité d’autres dans le même état linguistique que lui —— va-t-il pouvoir s’’insérer dans la vie sociale et dans la vie professionnelle ? Il n’est plus temps de brandir l’’alibi social comme il est de bon ton de le faire ou de prétendre que ce mal frappe les élèves d’’origine étrangère ou de secteur défavorisé : le mal est systémique et de nombreux élèves qui n’’ont que l’’école à leur disposition sont irrémédiablement voués à l’’échec social par une institution qui ne les instruit plus et ne leur donne plus, comme ce serait son rôle, les bases de la langue.

Ce type de copie fleurissant dans presque la moitié d’’une classe de quatrième, on ne peut pas prétendre qu’il s’agit d’un cas isolé non significatif. Quelques autres exemples, glanés dans plus de dix copies semblables fourniront peut-être aux lecteurs incrédules des preuves suffisantes du pouvoir de nuisance du non-apprentissage systématique de la langue du fait de la pédagogie en « séquences » :

Il ne excepteras jamais les atrotise, les meutre ratuit et exécuta la flert ronu des un les harique qui inspirron ses conte.

Il naceptera jamais les intrasitré abstrube.

Il assertera jamais les astropiter, les meurtre gratuit et inpuni, la volori des uns et l ’héorisme.

Il entre d’abore au minister de la marine puis a seului de l’arsonale.

Ces exemples de graphie complètement fantaisiste ne sont pas les uniques conséquences de l’’imposition de la séquence comme seule pédagogie possible pour apprendre le français au collège : à force d’’être déstructurés par des cours complètement éclatés, les élèves ne savent même plus ce qu’’ils font ni ce qu’’ils apprennent. Ils sont ainsi incapables de faire la différence entre la grammaire et l’’orthographe, ou la conjugaison et le vocabulaire : tout est mêlé dans leur tête à cause du décloisonnement inventé et prôné par des experts ignorant tout du terrain. Cette pédagogie est dramatique, car moins une école instruit plus elle est inégalitaire. Les enfants issus de milieux défavorisés ne peuvent en effet être secourus ni par leur famille ni par les officines spécialisées dans la « remédiation » qui se sont jetées avec gourmandise et opportunisme sur un marché plus que lucratif.

Ajoutons enfin qu’’une épreuve de réécriture a été récemment créée au brevet des collèges, ainsi que cela se pratiquait autrefois au CE2, afin, peut-être, de « limiter les dégâts », sans oser le dire : les candidats doivent par exemple réécrire trois ou quatre lignes en passant d’’un sujet au singulier à un sujet au pluriel et se livrer à toutes les transformations nécessaires. Ils doivent aussi savoir copier sans faute ces quelques lignes comme le précisent les « consignes de réussite » de cette difficile épreuve qui rapporte quand même cinq points sur quarante.

Force est de constater qu’en 2010, une grande partie de la préparation du brevet consiste, dans les classes, à apprendre aux élèves de troisième à copier sans fautes, car une grande majorité d’entre eux, peu habitués à faire attention à ce qu’’ils écrivent et encore moins à se concentrer, en sont rigoureusement incapables.

Nous attendons donc avec impatience l’’application pleine et entière des nouveaux programmes de français des collèges ainsi que ceux du primaire de 2008 et demandons instamment à certains fonctionnaires d’’autorité, et même à certains syndicats de professeurs, de ne plus vanter les mérites de la séquence, de ne plus dénigrer les exercices « répétitifs », de ne plus vilipender le « par cœur » mais de venir constater dans les classes, qu’’ils ont souvent désertées, à quoi en sont réduits, en matière d’’écrit, les élèves d’’aujourd’’hui : ils absorbent le misérable brouet que leur ont généreusement servi des programmes ineptes et dénoncés comme tels depuis longtemps mais en vain, par un certain nombre de praticiens. Et ce menu ne peut aujourd’hui être amélioré que par ceux dont les parents ont les moyens intellectuels et financiers de le faire, autrement dit, une petite minorité. La discrimination négative est donc bien en place dans l’’école de la République, n’’en déplaise aux grandes âmes qui croient qu’’il suffit de placer quelques élèves dans des internats d’’excellence ou de leur offrir la possibilité de s’’inscrire dans des classes prépas ou à Sciences-Po-Paris, pour faire croire que le système fonctionne parfaitement.

À tous ceux-là, nous répliquons : apprenons d’’abord à lire et à écrire à tous les élèves de France, même si cela coûte plus cher et si cela fait moins de bruit que les opérations médiatiques qui garnissent de leurs paillettes les tristes ravaudages destinés à masquer la décomposition générale. Quelle révolution ce serait !

Victor Hugo n’’en réclamait pas plus pour les misérables qui peuplaient la France de son temps.

Mireille Grange

Annexe

Le texte de la dictée

Maupassant termine ses études à Rouen. Il a vingt ans quand éclate la guerre de 1870 et il est témoin de scènes de déroute et de résistance. Il n’acceptera jamais les atrocités, les meurtres, la veulerie des uns et l’héroïsme des autres qui inspireront toujours ses contes.

Il rentre au ministère de la marine et puis à celui de l’éducation nationale, mais il passe ses fins de semaine en canotant sur la Seine, le long des guinguettes.

Un commentaire

L’article de Mireille Grange me paraît tout à fait judicieux. Les exemples en revanche risquent de nuire au propos. Si vous soumettez ces deux extraits à un spécialiste des troubles du langage, je suis prêt à parier qu’il diagnostiquera une « dyslexie dysphonétique ».

Il est évident qu’il n’y a pas de conversion grapho-phonémique « apestera » pour acceptera/ « intrasité » pour atrocité etc. On n’est donc pas dans le retard scolaire dû à l’emploi irréfléchi des séquences mais à une pathologie concernant les sons (dyslexies franches ou troubles auditifs ou les deux). Les manquements aux règles de grammaire sont une conséquence directe du trouble. Même avec l’enseignement le plus méthodique et le plus systématique, les améliorations ne peuvent être que très limitées. Il s’agirait plutôt d’une affaire d’orthophoniste.

On est très loin des problèmes courants de l’Éducation nationale (il y a environ 5% d’élèves dans ce cas-là mais il arrive qu’ils soient concentrés dans les « classes à problème »).

Il aurait été beaucoup plus probant de souligner le paradoxe de l’élève d’un niveau moyen qui est capable par exemple d’analyses en histoire géographie tout en ayant un niveau d’orthographe très inférieur aux exigences minimales.

Cela dit, je connais bien ce type d’élèves. Si l’on veut les tirer d’affaire avec les moyens du bord, c’est possible en utilisant ce que j’appelle le déchiffrement sémantique. Ainsi, le mot « atrocité » ne doit pas être appris seul mais dans une série de sens voisin, par exemple : horreur, abomination, ignominie etc; qui semblent au départ tout aussi difficiles mais avec la technique des « tables de lecture » à compléter à l’oral :

horre

abomina

ignomi

atroc

C’est la mémoire sémantique (celle du sens) qui va réguler les défauts de la mémoire de travail. Le mot n’est plus un ensemble de sons et de lettres opaques mais un ensemble de signes (un pseudo- morphème) associé à un sens. C’est le sens qui permet alors de déchiffrer et non l’inverse. Ce n’est pas la zone déficitaire du cerveau qui est sollicitée mais une autre d’où une meilleure rétention. On joue sur la fameuse plasticité du cerveau.

François Bourdil

Mireille Grange