Rapport moral adopté à l’unanimité par l’assemblée générale du 26 mai 2018

L’écart qui sépare notre relative sérénité de l’inquiétude qui, il y a un an, nous étreignait suffit à mesurer le changement indéniable qu’a connu depuis lors l’éducation nationale. Mais ni le départ de celle que le regretté Jean d’Ormesson désignait comme « une espèce d’Attila souriante derrière qui les vertes prairies de la mémoire historique ne repousseraient plus jamais », ni la bonne volonté, notamment au profit des langues anciennes, de Jean-Michel Blanquer, tangible lorsqu’il était recteur de Créteil, ne doivent nous amener à baisser la garde, bien au contraire : nous ne saurions nous satisfaire de ce que la situation n’empire pas et, si l’éloge de l’effort et de l’exigence a remplacé le misérabilisme des précédents ministres, le discours certes couvre les arguties barbares du pédagogisme, mais l’enjeu importe trop pour que nous nous payions de mots.

Car la situation des langues anciennes au collège ne laisse pas d’être préoccupante. Les dispositions de la funeste réforme engagée par le gouvernement précédent n’ont pas été totalement effacées et l’horaire du latin et du grec n’a pas été partout, il s’en faut de beaucoup, recouvré. L’arrêté du 16 juin 2017 et la circulaire du 25 janvier 2018 disent toute l’importance de leur enseignement, leur restituent leur statut disciplinaire, soulignent qu’aucun seuil n’est fixé à l’ouverture d’une section, précisent que les cours ne doivent pas être placés à des heures dissuasives, ils ne relèvent cependant leur horaire qu’en Quatrième et en Troisième, non en Cinquième, et seulement « dans la limite » de trois heures hebdomadaires, laissant aux chefs d’établissement hostiles aux humanités, comme l’est ouvertement le SNPDEN, toute liberté de nuire. Surtout, alors que nous exigeons, avec nos partenaires, que l’horaire des langues anciennes soit fléché dans la DHG, il reste pris dans une dotation complémentaire insuffisamment abondée et livrée à la curée des collègues des différentes disciplines, ainsi qu’aux tenants des dispositifs a-disciplinaires, qu’il s’agisse des EPI maintenus ou de séances de remédiation, lesquelles laissent souvent songeur et devraient en tout état de cause s’ajouter aux cours, non s’y substituer. L’APLettres avait joué, dès le printemps 2015, un rôle décisif dans la lutte contre l’éradication programmée des humanités classiques avec son Appel au président de la République signé par deux cents personnalités de premier plan, anciens ministres, écrivains, académiciens, prix-Nobel, et relayé par la presse. Dès le mois de mai dernier, elle est montée au créneau, reçue à l’Élysée, avec ses partenaires, par Thierry Coulhon, conseiller éducation, enseignement supérieur, recherche et innovation auprès du président de la République, puis, en janvier, par Christophe Kerrero, directeur de cabinet du ministre, elle a fait valoir, de vive voix comme dans ses textes, la nécessité, vitale pour des disciplines qui survivent en milieu souvent hostile, de mesures autoritaires et salvatrices, tant dans les textes que dans les dotations. Opiniâtre, elle ne désespère pas d’être entendue et ne laissera pas le ministère en faire accroire à l’opinion ni endormir les défenseurs des humanités : la lumière n’a pas succédé aux ténèbres, tout juste sommes-nous dans la pénombre.

Toujours au Collège, le français pâtit de la même demi-mesure. Le discours ministériel — et, répétons-le, ce n’est pas rien — réhabilite la grammaire et l’orthographe, la chronologie et le par cœur, mais les programmes délétères dans lesquels Najat Vallaud-Belkacem a empêtré le collège restent en place. Certes, on peut diffi-cilement abroger des programmes si récemment promulgués, mais il eût été souhaitable d’en publier un aggiornamento  surtout, et puisqu’au dire de Christophe Kerrero, « le système scolaire français se pilote par les examens », la nouvelle mouture du Brevet était l’occasion, déjà manquée, de réorienter l’enseignement du français au Collège : certes, la grammaire y fait un retour remarqué, mais somme toute timoré, faute d’une épreuve qui lui soit spécifiquement consacrée.

Plus dense est l’actualité du lycée, dont, en même temps que le baccalauréat, vont changer structure et programmes. Passons sur l’incongruité d’une réforme qui certes est rassurante par le soin mis à préserver le caractère national de l’examen, mais pose des problèmes conséquents d’organisation  au moins pouvons-nous nous féliciter qu’ils aient été l’occasion de ressusciter la Conférence des associations de professeurs spécialistes. Le statut du français est satisfaisant, mais son horaire, de 4h, est scandaleusement insuffisant. Nous avons obtenu la création d’une spécialité latin et d’une spécialité grec, qui n’étaient pas prévues et qui seront pourvues d’un horaire consistant. Mais l’attelage « humanités, littérature, philosophie » laisse épistémologiquement perplexe : il serait plus judicieux de diversifier la carte des enseignements littéraires, bien moins nombreux que le panel scientifique, en profitant des riches ressources de notre corps enseignant : nous avons défendu la création d’un enseignement de littérature en langue étrangère, qui sera mis en place, mais pourquoi ne pas proposer aux lycéens d’apprendre l’histoire médiévale ou l’histoire moderne ? Et quitte à associer deux disciplines, il serait plus pertinent de choisir l’histoire et la littérature, deux disciplines que caractérise la contextualisation, que transcende au contraire l’approche philosophique, dans des enseignements qui articuleraient l’étude des formes et des textes à celle de leur environnement politique, social et culturel. En Seconde, la structure proposée par le ministère se rapproche de celle que nous préconisons depuis notre rapport de 2003 : disparition des « enseignements d’exploration », option ou générale ou technologique à choisir parmi un nombre restreint de disciplines, ce qui, si cette option est obligatoire et n’interdit pas le choix facultatif d’une seconde option, devrait mécaniquement accroître le nombre de latinistes et d’hellénistes au lycée.

Au sujet du lycée toujours, nous avons rencontré Souâd Ayada, qui a pris la présidence du Conseil Supérieur des Programmes et en qui nous avons trouvé, sans surprise, une interlocutrice attentive et qui nous rejoint sur de nombreux points —la promotion de la dissertation n’en est pas le moindre— et d’abord sur les principes : importance de l’histoire littéraire, étude du texte centrée sur son sens… Nous lui avons remis un proposition synthétique et espérons être consultés par le groupe de travail qui sera prochainement mis en place et auquel d’ailleurs notre participation serait à tout le moins naturelle…

Je continuerai dès lundi, auprès d’Isabelle Bourhis et de Matthieu Lahaye, conseillers du ministre, à expliquer nos positions et nos propositions  il y a longtemps que nous n’avons été reçus aussi régulièrement et cette fréquence marque à elle seul un changement considérable. J’ai également écrit aux présidents de la Commission des affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale, Bruno Studer, et de la Commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat, Catherine Morin-Desailly, car il importe que la représentation nationale, qui souvent est favorable à nos études, ne tienne pas son information du seul gouvernement  il est d’ailleurs souhaitable qu’elle revienne dans le jeu éducatif dont l’a exclue la loi Peillon, loi scélérate dont elle devrait envisager l’abrogation ou le remplacement si toutefois l’on veut que la politique apparemment engagée ait une chance de pérennité.

Au fil de cette revue, j’ai évoqué notre collaboration traditionnelle avec la Conférence des associations de professeurs spécialistes et avec nos partenaires littéraires. J’avais, l’an dernier, parlé du réseau Antiquité-Avenir, réseau prometteur au directoire duquel je siège désormais pour l’APLettres. AA vient de publier aux Belles-Lettres son premier ouvrage, L’Avenir se prépare de loin, dont l’APLettres a recruté plusieurs des éminents contributeurs, et a organisé les deuxièmes États-généraux de l’Antiquité, qui se tiendront en Sorbonne les 8 et 9 juin prochains. Cette manifestation est l’occasion d’exhiber l’étendue et la vitalité des études anciennes et l’on ne peut que se féliciter des prestigieux patronages et parrainages qu’elle a reçus, à commencer par celui du président de la République. Ces signaux ne sont pas sans importance, mais ils ne suffisent pas et nous espérons que l’ampleur prise par le réseau serve aussi l’enseignement de l’Antiquité dans l’enseigne-ment secondaire, tant en histoire qu’en lettres.

Auprès de nos amis comme des autorités, il revient à l’APLettres de dissiper tout malentendu et de s’opposer à une dérive anthropologique de l’enseignement du latin et du grec ou à sa relativisation parmi les études antiques. D’abord, l’enseignement du latin et du grec est un enseignement littéraire : il s’applique à étudier une forme et à en dégager un sens dont la portée est universelle et c’est à cette fin qu’il nécessite la connaissance d’un contexte qu’il éclaire d’ailleurs à son tour. Ensuite, l’étude des langues et des lettres latines et grecques occupe une place éminente, parce que, outre l’intérêt qu’elles présentent pour elles-mêmes, mais comme n’importe quelle autre langue de culture, elles informent la langue et la littérature françaises, qu’elles ont continûment irradiées, dont, sans leur connaissance, la compréhension est restreinte, dont, sans leur connaissance, l’avenir serait condamné. C’est là le cœur même du combat de l’Association des Professeurs de Lettres, qui trouve pour ainsi dire sa concrétion dans notre revue, Études franco-anciennes, dont je salue en passant les nouveaux responsables. Le «spécial Chateaubriand», dont la qualité a été largement saluée, manifeste cette nécessité du latin et du grec pour le français, qui, en retour, justifie seul l’intérêt particulier qu’on doit leur porter. Ce lien intime entre grec, latin et français, chacune de nos livrai-sons continuera de l’illustrer, notamment ces numéros monographiques que nous avons décidé d’éditer désormais une fois par an. Mais je souhaite que notre prochain colloque consiste en une célébration, scientifiquement étayée bien entendu, et à travers un angle qu’il nous faudra définir, de la valeur et de l’intérêt propres de la littérature, qui, intellectuelle et charnelle, historique et intemporelle, indéfiniment vive, n’est pas réductible à ce qu’on appelle les sciences humaines.

C’est aussi la marque de nos travaux pédagogiques. À cet égard, cette année a vu la mise en place, que j’annonçais lors de notre dernière assemblée générale, des Éditions de l’APLettres, éditions en ligne, dont le premier volume, constitué des communications de notre table ronde sur l’enseignement du vocabulaire, sera bientôt suivi de celles qui ont traité, lors de nos journées pédagogiques, de l’explication de texte et de la dissertation. Cette spécialisation des supports en fonction des travaux auxquels ils sont le plus adaptés — le papier de la revue pour les études de fond, l’internet pour la pédagogie — porte, dans leur synergie, la marque de notre singularité.

On connaît la phrase de Renan : «Le moyen d’avoir raison dans l’avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé. » À l’époque des thèses ethnicistes et racialistes, Renan continuait d’illustrer la nation politique, ce « plébiscite de tous les jours ». L’humanisme que l’Association des Professeurs de Lettres perpétue avec brio n’est pas sans rapport avec la conception française de la nation : il s’agit toujours de choisir l’esprit et la liberté. Il me semble parfois que notre voix est un peu plus entendue. Puisse-t-elle être un peu mieux mise en cœur.

Romain Vignest