Rapport moral 2019

L’année qui vient de s’écouler est assurément des plus déconcertantes pour les défenseurs de l’instruction, non que nous n’en ayons connu de plus désastreuses, mais parce que le brouillage du débat tend à nous rendre inaudibles et à nous faire passer pour d’éternels insatisfaits. C’est que jamais non plus l’écart n’a été si grand du discours aux actes, jamais le discours n’a tant masqué la réalité d’une situation extrêmement préoccupante.

La transmission des savoirs, qui suppose le respect des spécificités disciplinaires, et l’apprentissage de la pensée rationnelle, qui implique l’étude rigoureuse et méthodique de la langue française, sont certes au centre du discours ministériel, lequel s’illustre, entre autres, par un éloge répété des langues anciennes dans les médias. Dans les faits, nous venons d’apprendre que l’IGEN fusionnera à la rentrée prochaine avec l’IGAEN, ce qui entraînera la disparition des groupes disciplinaires. Dans les faits, la part du cours de lettres-histoire dans les lycée professionnels a été réduite de 4h30 à 3h dans les classes de bac pro, où l’enseignement général pâtira en outre de la co-intervention. Dans les faits, l’horaire de latin et de grec au collège reste tel que l’avait abaissé la réforme, pourtant officiellement vouée aux gémonies, de Najat Vallaud-Belkacem. Et si, entre la rentrée 2016 et la rentrée 2018, le contingent des collégiens latinistes a augmenté de 45 000 têtes, faute de remédier à son effondrement lors du passage en Seconde, ce ne sont que 81 000 lycéens qui étudient le latin ou le grec.

Il convient à cet égard de s’attarder sur la réforme du lycée, qui a largement occupé l’actualité scolaire depuis plus d’un an. L’APLettres n’était pas opposée à la disparition de séries dont nous savons combien elles ont été dénaturées et perverti leur choix par les familles. Elle pouvait être l’occasion d’une simplification des parcours et d’un renforcement des humanités. Las ! Le nombre excessif de « spécialités » trop étriquées a dissipé nos espérances et tout porte à croire que cette réforme, d’ailleurs gouvernée par Parcours sup et grande destructrice de postes, enkyste un peu plus l’utilitarisme à courte vue des usagers et la hiérarchisation aveugle des parcours. Dans les collèges, on voit déjà les familles s’obséder sur les spécialités scientifiques que leur enfant devra décrocher et les chefs d’établissement tâcher de les satisfaire, aux dépens bien sûr des enseignements littéraires. Tant il est vrai que l’autonomie des établissements ne peut que favoriser le consumérisme et épuiser à terme les efforts de nos collègues pour préserver, dans la curée des DHG, l’horaire de langues anciennes. Et si le discours ministériel et les directives données aux recteurs les ont effectivement favorisées, qu’augurer de l’avenir, quand aucun texte officiel ne les garantit ?

Bien sûr, au lycée, nous avons obtenu qu’elles soient l’objet d’une spécialité. Mais, mise en concurrence avec l’attelage baroque « Humanités, littérature, philosophie », cette spécialité, qui aurait dû être la spécialité liée au français comme la spécialité « géopolitique et sciences politiques » est par exemple liée à l’histoire-géographie, n’est finalement présente que dans 26% des établissements. Et pour combien de temps ? Car on ne peut que redouter ce que sera, étant donné le contexte concurrentiel, étant donné l’utilitarisme et le consumérisme ambiant, faute surtout, comme nous le demandons depuis vingt ans et malgré nos propositions depuis vingt ans, que la question de la classe de seconde, où tout se joue, soit traitée, que la situation des langues anciennes y soit établie, on ne peut que redouter ce que sera l’effectif de ces spécialités. Par-dessus le marché, les langues anciennes pâtiront d’un programme aberrant qui, faisant fi de leur vocation universelle, de leur vocation à asseoir la culture générale, réduit leur étude à une approche anthropologique, où l’on voit la marque mortifère du Territoire des écarts. Dans un tel contexte, le maintien du triplement des points pour l’option au baccalauréat ne pèse pas lourd, et d’autant moins que, proportionnellement au nouveau total, ce poids même sera divisé… par trois.

Les nouveaux programmes de français se signalent par le même écart des paroles aux actes. Si, au lycée comme au lycée professionnel, le CSP nous a globalement donné satisfaction, que faire avec des horaires si restreints ? D’ailleurs, au lycée, si l’histoire littéraire paraît faire son grand retour, l’intérêt de ce retour est malheureusement très compromis par l’encadrement imposé par des « parcours » à l’étude des œuvres et des textes ; ainsi, Phèdre se voit mise en laisse par le thème « passion et tragédie » et Les Contemplations par celui du lyrisme personnel qui devront orienter l’étude, au reste partielle, de l’histoire du théâtre ou de la poésie.

Force est de constater que les associations de spécialistes, reçues avec empressement il y a deux ans, ne sont pas écoutées. Mais le plus ennuyeux réside dans l’anesthésie des intellectuels qui d’habitude nous soutiennent et pensent qu’il faut donner sa chance à la politique en cours, si salutaire, croient-ils, après le ministère précédent. Toutefois, le regain d’intérêt, si timide soit-il, des médias (L’Étudiant, Le Figaro, Le Point, Vousnousils, RFI…) pour notre association semble laisser espérer une prise de conscience, un mouvement de fond en faveur de la transmission et des humanités, sans lesquelles pourront prospérer sans obstacles la partition de la nation, l’obscurantisme complotiste et la marchandisation de l’être humain.

C’est dire si nous ne devons pas nous décourager et si nos travaux sont plus que jamais précieux, y compris quand leur destination ne se limite pas au public des professeurs et des élèves. Le réseau Antiquité-Avenir, auquel nous participons activement, cherche à promouvoir l’intérêt pour les humanités classiques dans le grand public. Notre prochain colloque « Italie-France : littératures croisées » sera l’occasion de nous faire encore mieux connaître et de faire briller le prix des lettres pour l’avenir des peuples.

Il me reste à remercier les membres actuels et futurs du Bureau, notamment Jean-Christophe Peton, dont l’engagement nous a permis de reprendre place au lycée professionnel, Jean-François Kosta-Théfaine, qui a pris en main notre revue, Études franco-anciennes, avec la résolution de maintenir sa qualité et d’accroître son rayonnement, Hélène Solnica, qui a bien voulu accepter de prendre en charge notre trésorerie, Alain Vauchelles, que je remercie en notre nom à tous pour le soin vigilant qu’il y a consacré depuis plusieurs années. C’est grâce aux hommes et aux femmes de bonne volonté – et j’espère que nous serons moins seuls les temps prochains – que l’avenir existe pour l’esprit.